COMME SI LA TERRE SE GONDOLAIT DE CE QUE DIT LA VOIX

Triages, Art et Littérature, Tarabuste Editions N°22. Juin 2010 et Revue ANALUEIN, N°13. Décembre 2009.

Le théâtre est ce lieu et cet acte qui autorisent la remise en jeu de deux interdits fondamentaux, le meurtre et l’inceste ; peut-être est-ce d’ailleurs ce qui fonde le théâtre, d’être la mise en spectacle vivant de ce qui met en péril la société. Je choisis d’aborder la question de la représentation de l’inceste en évoquant un spectacle de théâtre, Purgatorio, la création magistrale de Roméo Castellucci au Festival d’Avignon 2008. Purgatorio est un fait – oui ce n’est pas un objet – un fait étrange où la parole se trouve en butée. Je garde de ce moment de théâtre, le souvenir d’un spectacle fait de silence et de vide. Ce n’est pas un récit. C’est la mise en scène d’un interdit majeur, celui où s’origine toute société, l’inceste. Le point – j’allais écrire le trou – central du spectacle, son épicentre à partir duquel toute la structure va se lézarder, est une scène de viol incestueux que nous ne voyons pas. Nous sommes devant un vide, concrètement la scène est vide. Nous entendons du souffle et des voix, la voix du père forçant de son sexe la bouche de son enfant et la voix vaincue de l’enfant qui tente de résister. Castellucci met en scène ce qui peut-être ne s’était jamais vu au théâtre sous cette forme, un réel qui échappe à la parole, qu’elle est irrémédiablement impuissante à consigner. D’où une proposition formelle inédite au théâtre et que le cinéma avait tenté : la disjonction du dire et du voir, du sonore et du visuel. Dans une conférence prononcée en 1987, Gilles Deleuze développe cette « idée cinématographique » qu’il repère dans les films des Straub, de Duras et de Syberberg.

« …une voix parle de quelque chose, en même temps, donc on parle de quelque chose, en même temps on nous fait voir autre chose, et enfin, ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous fait voir. C’est très important ça, ce troisième point. Vous sentez bien que c’est là que le théâtre ne pourrait pas suivre…la parole s’élève dans l’air en même temps que la terre qu’on voit, elle s’enfonce de plus en plus, ou plutôt en même temps que ce dont cette parole qui s’élève dans l’air nous parlait, cela dont elle nous parlait s’enfonce sous la terre. »

(1) Gilles Deleuze « Qu’est-ce que l’acte de création ? » 17/05/1987