GRANDE BALADE
Une proposition musicale et scénique de Claudine Hunault et Cédric Jullion d’après le roman poétique d’Hélène Bessette
Que j’ai vécu aux îles Marquises pendant près d’un an n’est pas étranger à ma décision de porter sur scène le texte de Grande Balade. J’aimais ma vie et ses mensonges et j’étais excitée à l’idée d’en ébranler les assises en allant nommer les choses de l’autre côté du monde. Les palmes humides de lumière, le ciel saturé de bleu et la houle longue sur les plages de sable noir avaient creusé en moi un espace où la voix de Bessette est venue prendre place. C’était naturel, et l’étonnement venait d’une correspondance aussi précise entre sa traversée et la mienne.
La lucidité impardonnable d’Hélène Bessette.
Bessette met le doigt sur un idéal qui n’est peut-être pas si loin de ce qu’un certain discours cherche aujourd’hui à imposer : le bonheur, ce serait l’hygiène d’un corps sans excès, régulé par des formules d’alimentation, de soin, d’activité, contrôlables et contrôlées, loin de la dépense bataillienne.
Heureusement il y a des voix comme celle-là, celle de Bessette, fluette, incisive (il faut écouter ces enregistrements d’entretiens avec Jean Paget sur France Culture en 1967 et 1969 où sa voix, petite, calme, attaque de front des pans entiers de nos croyances). La voix de Bessette s’infiltre dans l’épaisseur de nos certitudes et les dépèce avec une délicatesse qui devient drôle, très drôle.
Bessette est violemment touchée par les petitesses quotidiennes, les hypocrisies, les lâchetés, les vies trop étroites, les siennes comme celles des autres, et elle ne lâche pas le morceau. Elle observe tout ça avec une indifférence têtue qui dénude ce qu’elle regarde, le met à distance, en expose le mensonge, et aussi la séduction de ce mensonge.
Bessette ne milite pas pour une cause. Elle déterre, dans nos paroles, dans nos poncifs, dans nos pseudo vérités, les énormités que nous n’entendons plus et les somptuosités qui nous échappent.
J’ai souhaité la collaboration avec Cédric Jullion, flûtiste, pour créer un poème musical, une sorte de symphonie maritime qui donne à voir, à sentir le désir, l’abondance, la saturation.
Les mots et les sons de Grande Balade se confrontent, se heurtent. Ils se séduisent et les mots parfois deviennent du son à l’état pur, comme si, fatigués de ne pas atteindre le dicible, ils prenaient la nudité du rythme. Il y a dans l’écriture de Bessette une performance vocale et musicale sur l’équivoque et la matérialité sonore du mot, autant que sur le sens. Le plaisir est à prendre sur les deux versants, celui de la musicalité et celui de l’histoire. Bessette est à lire, certes, et peut-être plus encore à dire et à écouter. La proposition est un rendez-vous offert avec une rebelle de la littérature qui disait « Ma manière vient des psaumes ».
C’est un embarquement pour l’étrange, le profond, le très drôle.
EXTRAIT AUDIO
AVIGNON 2018
ENTRETIEN AVEC CLAUDINE HUNAULT
Accompagnée du flûtiste Cédric Jullion, la comédienne et metteure en scène Claudine Hunault porte à la scène La Grande Balade, roman d’Hélène Bessette publié en 1961. Un voyage entre étrange et inattendu.
Sur quel univers ouvre La Grande Balade ?
Claudine Hunault : Dans La Grande Balade, Hélène Bessette traverse le Pacifique. Elle se détache du monde meurtri et des horizons raccourcis. Elle découvre dans le bleu sans fin la « longue route invisible fluide ». Et puis, ça sature. Trop de bleu, trop de ciel. Tout est trop proche. À portée de la main.
« L’énergie créatrice qui se dégage fait exister des plans divergents de réalité. »
Qu’est-ce qui a été décisif dans votre envie de vous emparer de ce texte ?
C. H. : Le fait que j’aie vécu aux îles Marquises, pendant près d’un an. Les palmes humides de lumière et la houle longue sur les plages de sable noir ont creusé en moi un espace où la voix de Bessette est venue prendre place. C’était naturel, et l’étonnement venait d’une correspondance aussi précise entre sa traversée et la mienne. Je dis Bessette sur scène parce que Bessette, d’abord, ça s’entend. Il faut entendre le rythme de la phrase, les assonances et les dissonances, l’opulence des couleurs, le jaillissement et l’entrechoc des mots, le glissement des images, un paysage sonore qui se compose en direct. L’écriture d’Hélène Bessette est politique parce qu’elle est poétique. C’est un enjeu pour elle de trouver les formes dans lesquelles elle peut dire notre soumission aux expressions les plus grossières ou les plus subtiles de la censure, soumission aux castes agissantes, soumission aux injonctions de consommation, quand tout est en danger de devenir objet, y compris l’être humain.
Quel rôle occupe, dans votre proposition, le flûtiste Cédric Jullion ?
C. H. : La musique de Cédric Jullion agit sur l’immédiate perception du temps. Elle creuse l’écoute. Le son et le mot s’appellent réciproquement. Grande Balade a inauguré pour nous une manière de travailler, une immersion dans la matière textuelle et musicale qui naît de l’expérience même du plateau. Je fais du théâtre depuis toujours et là je découvre un territoire radicalement neuf. L’énergie créatrice qui s’en dégage fait exister des plans divergents de réalité, sécrétant de l’inattendu, de l’étrange, qui se dépose dans la mémoire. La présentation publique n’interrompt plus la dynamique de création. Elle la renouvelle.
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat