LE TEMPS
2 juillet 2023

«LES PERSONNES OBÈSES NE SONT PAS GROSSES, ELLES SONT DÉPENDANTES»
La psychanalyste Claudine Hunault a reçu 3000 patients en surpoids massif. Dans un ouvrage limpide, elle explique comment fonctionne la pulsion du «boulottage» et comment la désamorcer.

Claudine Hunault exerce au centre médico-chirurgical de l’obésité, le CMCO, à la clinique Paul-Picquet, à Sens, au sud-est de Paris. Depuis 2013, la psychanalyste a reçu 3000 patients pour des entretiens analytiques qui ont duré de huit mois à quatre ans ou plus.

Voilà pourquoi on lit avec attention cette spécialiste lorsqu’elle écrit: «Une personne obèse n’est pas une personne grosse, c’est d’abord une personne dépendante. La dépendance à la nourriture, à la pulsion orale, s’accompagne dans la quasi-totalité des cas d’une autre dépendance. Dépendance à quelqu’un de vivant ou de mort. A un événement inacceptable. A une violence, un amour absent ou, au contraire, à un amour asphyxiant.»

Ainsi, rien ne sert aux personnes en surpoids massif de subir une opération bariatrique (sleeve, bypass ou anneau gastrique) sans une préparation, voire une réparation psychologique, car «tant que ces patients ne se seront pas ressaisis de leur corps par la parole, la pulsion orale se déploiera à nouveau et l’estomac se dilatera», prévient la psychanalyste.

Analyse et témoignages

Dans Je me petit-suicide au chocolat. A l’écoute de l’obésité, ouvrage sensible paru ce printemps aux Editions Le Nouvel Attila, Claudine Hunault alterne deux approches d’écriture. D’un côté, elle distille son analyse, fine et amie, de l’autre, elle retranscrit des témoignages de patients en préservant leur anonymat.

On rencontre ainsi Achille, infirmier de nuit, qui, enfant, s’est mis à manger à la place de sa maman, malade et incapable de s’alimenter. Erika, trentenaire qui boulote, car «faire du 38, c’est attirer les regards des hommes», perspective totalement impossible pour elle qui a été touchée par son oncle et son grand-père durant son enfance. Bragi, quadragénaire très obèse qui ne se souvient pas de la dernière fois qu’il a pu toucher ses pieds. Ou encore Hela, qui a perdu ses deux parents coup sur coup et mange pour combler leur absence…

Parfois, l’autrice, qui est aussi comédienne et metteuse en scène, traduit le thème de manière visuelle en disposant le texte sur la page de sorte qu’apparaissent des silhouettes de corps imposants. Ou en déchaînant une tempête de mots pour traduire le désarroi des patients. L’obésité par les sens autant que par le sens.

L’obèse mange pour un autre

La thèse centrale de Claudine Hunault? Le fait que la personne obèse ne mange jamais seule. Lorsqu’elle boulotte, elle agit pour un autre, proche et blessé, souvent la mère, dont elle fait un grand Autre, c’est-à-dire un absolu de jouissance dans l’autodestruction. «D’où vient la démesure? Le plus n’est pas du côté de l’aliment (crème, glace, biscuits, saucisson, chocolat, etc.) ou de la société de consommation qui incite à manger en excès et souvent des produits de mauvaise qualité. Le plus est du côté de l’autre, celui ou celle qu’inconsciemment on associe à l’acte de remplissage, l’autre dont, par une torsion inconsciente de la relation, on a fait un grand Autre et dont on s’est soi-même fait l’objet.»

Ainsi, quand une de ses patientes dit en consultation «ce n’est pas moi qui mange», elle ne ment pas, car «la jouissance n’est pas seulement celle du sujet concerné. Elle est aussi celle de la mère ou du père occupant la fonction de nourrissage, notion qui associe deux jouissances, celle du nouveau-né qui reçoit et celle de l’adulte qui donne.»

Perdre et se perdre

Raison pour laquelle, poursuit la spécialiste, les patients qui perdent des dizaines de kilos sont souvent si désemparés, car ils ne perdent pas simplement du poids, mais aussi «des modalités de lien avec les autres.» Ils se perdent eux-mêmes. Sans compter que socialement, ne plus être la «grosse marrante» ou le «gros rassurant» peut créer un trouble chez l’individu aminci.

C’est aussi que la personne obèse ne se donne pas le droit de «s’émanciper d’un état de souffrance posé comme définitif, inexorable et insurmontable». Pour guérir, le patient doit donc reconnaître qu’il y a une jouissance dans l’autodestruction, ce qui n’est déjà pas simple, et ensuite, parvenir à se responsabiliser et non à se culpabiliser. La nuance est importante, car «ce n’est qu’à travers la responsabilisation qu’il peut entendre sa souffrance sans s’identifier à elle».

Le cas de Doudou

Parmi les témoins que convoque l’autrice, Achille, 42 ans, dit Doudou, est particulièrement éloquent. Cet infirmier de nuit est devenu obèse, enfant, parce qu’il mangeait tous les gâteaux que sa maman, malade, recevait sans pouvoir y goûter. Durant ses mois d’agonie, elle n’avait que cette joie, voir son fils manger, et lorsqu’elle est décédée, Achille a continué à s’empiffrer, en partie à cause du traumatisme, en partie par loyauté.

On le découvre au début du livre, en surpoids massif. Il dit alors: «J’ai pas digéré la mère, elle pousse du dedans, c’est elle qui bouffe, dedans». On le retrouve à la fin du livre, aminci. Avec ses joies: «J’ai perdu six tailles, je me baisse, je lace mes chaussures, je me relève du canapé sans rouler sur le côté.» Et ses peines: «La peau tombe, j’ai des ailerons sous les bras. Surtout, j’ai peur que les autres ne me reconnaissent pas. Une collègue m’a dit: on a perdu Doudou. Je suis épuisé, j’ai plus rien entre les mains. Ma mère, maintenant, c’est plié. Qu’est-ce que je mets à la place de la mère? Qu’est-ce que je mets à la place de la bouffe?»

Se libérer de l’emprise des mots

C’est là que l’analyse joue un rôle déterminant, encourage Claudine Hunault. «Au fond, la sortie de l’obésité a peu à voir avec la perte de poids. Le principal, pour le patient, c’est d’imaginer qu’il peut quitter cette place. Qu’il peut s’en inventer une autre qui tienne et dont il répondra aux yeux d’autrui et à ses propres yeux. Sachant qu’autrui lui rappellera ses kilos, sa place d’avant avec un zeste d’infantilisation…»

Il s’agit donc pour l’ex-obèse de s’ouvrir à cette nouvelle existence, de se légitimer. «Il faut déplier les questions sur la dépendance que le parent a instaurée. La peur de cette dépendance. Le dégoût, le rejet, la tension au moment d’en sortir», détaille l’autrice qui résume la démarche ainsi: «Chercher avec le patient comment les mots l’ont pétri jusqu’à ce que quelque chose se déchire dans la parole et qu’apparaisse un corps possible».

Accepter d’être seul

Le challenge le plus difficile? La personne obèse qui perd du poids doit accepter d’être seule pour la première fois. Car, insiste la psychanalyste, «quand le patient arrive en surpoids, il vient nombreux. Le corps obèse est hanté par l’autre, par la demande de l’autre, par le manque de l’autre.» Ou, comme le traduit une patiente: «Je mange, je grossis de la souffrance des autres».

Cette prise de nourriture «à plusieurs» explique d’ailleurs que les patients ne se voient pas grossir, puisqu’ils ne sont pas présents au sens fort dans l’acte de manger. Ces personnes s’alimentent souvent très vite, rarement à table, et sans plaisir, note la spécialiste. Elles sont bien plus soumises au besoin de se remplir que friandes d’une nourriture gourmande.

Les régimes, alliés de l’obésité

Voilà pourquoi «les régimes sont de sérieux alliés de l’obésité», prévient Claudine Hunault. L’interdit alimentaire, comme le jugement moral, ne fait que «renforcer le tressage destruction-culpabilité et prolonger la notion de surveillance parentale». Tout le contraire d’un suivi analytique empathique qui prend le temps d’établir avec le sujet par qui et par quoi il est colonisé, avant de l’accompagner vers la responsabilité et de le rendre auteur de son avenir.

La personne obèse qui espère guérir doit arriver à un stade où elle est capable de dire: «Oui, j’en suis là de mon corps, je réponds de lui. Je réponds du choix que je vais faire, arrêter la spirale ou la continuer.» Une plongée en solitaire salutaire, car garante d’une autonomie et d’une nouvelle vie.