LES CORPS MALADES DU SIGNIFIANT
Revue de l’Association Lacanienne Internationale, N°13, 2008.
Quand Elisabeth Blanc de l’A.e.f.l. a fait la proposition d’une intervention sur la question du corps à Roland Meyer, psychanalyste et à moi-même Claudine Hunault, professeur de théâtre au Conservatoire de Nice, Roland Meyer a proposé cet intitulé « Les corps malades du signifiant ». J’ai alors avancé l’idée que nous prenions comme matériau des textes de Sarah Kane.
Sarah Kane est une sorte de fulgurance dans l’écriture théâtrale dans la mesure où elle est morte très jeune, elle avait à peine trente ans, elle s’est suicidée en 1999 et sa carrière très brève a commencé en 1995 au Royal Court Theatre à Londres avec la création de Anéantis qui a fait un scandale assez extraordinaire. Ont suivi L’amour de Phèdre, Purifiés, Manque et ce texte dont nous allons présenter deux extraits ce soir qui s’appelle 4.48 Psychose.
4.48 est cette heure à laquelle se passe une espèce de moment de basculement.
« A 4 h 48 quand la santé mentale fera sa visite pour une heure et douze minutes j’ai tout mon jugement », écrit-elle, comme pour signifier une sorte de pointe du temps où l’être se rejoint dans une union du corps et de l’esprit que seule l’imminence de la mort permettrait.
4.48 est une œuvre posthume, Sarah Kane l’écrit mais l’œuvre n’est publiée qu’après sa mort et jouée après sa mort, et cette œuvre décrit le suicide que Sarah Kane va acter en 1999.
4.48 fait partie de ces textes qui pour nous sont de vraies questions à travailler. Sarah Kane, aussi bien son œuvre que son suicide, ont marqué de manière très forte, douloureuse même, le théâtre récent anglais et bien au-delà, le théâtre européen. Elle est traduite et est beaucoup jouée dans toute l’Europe.
Sarah Kane dit d’elle-même : « 4.48 c’est un texte sur la division entre la conscience et le corps. Pour moi, la folie est liée à cette déchirure, disparition des barrières entre réalité et imagination, entre vie éveillée et vie rêvée. ». Elle dit encore : « Ce qui est très intéressant dans la psychose, c’est de ne plus savoir où vous vous arrêtez et où commence le monde…ne plus faire la différence entre soi et l’autre. Tout ferait partie d’un continuum…Formellement, je tente également de faire s’effondrer quelques frontières pour continuer de faire en sorte que la forme et le contenu ne fassent qu’un. Il s’agit d’une forme non naturaliste qui se dérobe à une interprétation simpliste. » 4.48 Psychose c’est « une révolte contre l’inflation du sens. » Le sens va venir d’ailleurs, et il va venir dans la rencontre avec le public. C’est une révolte contre une vision étroite, abusive de la notion de sens. Pour Sarah Kane, « 4.48 Psychose c’est simple parce que c’est immédiat ».
Je vais vous présenter Roland Meyer qui est psychanalyste et philosophe, et je vais vous présenter les étudiants du conservatoire qui travaillent avec nous ce soir : Morgane Gauvin, Audrey Martin et Vladimir Perrin qui sont tous les trois en cycle deux. Plusieurs étudiants de la classe théâtre du conservatoire qui travaillent aussi sur ce matériau de Sarah Kane sont ici ce soir.
Roland Meyer :
C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être d’un règne différent, dont les abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps »
(Proust, Le côté de Guermantes)
J’ai relu ça dans Proust et j’ai eu envie d’ouvrir notre thème « Les corps malades du signifiant » par cette citation. Mais à côté de ça, je lis également autre chose et parmi ces choses autres, je suis tombé sur une revue de psychologie en format de poche, - je ne vous dis pas ce qui est en format poche, si c’est la revue ou la psychologie, je vous laisse rêver -, que le corps était devenu la marque de l’identité individuelle dans le champ du social.
On y parlait de « cultes du corps » en faisant référence à ces personnes qui « cultivent » leur corps, pour le développer, pour mieux s’y sentir, pour mieux s’exprimer, notamment dans le cadre des thérapies corporelles. Et on parlait aussi de cette dimension esthétique du body-building, du culturisme, de la chirurgie esthétique, de la diététique, de la recherche de la santé, Bref, on parlait de toutes ces nouvelles pratiques de culture du corps qui servent à avoir une belle apparence, à être beau, à faire jeune et surtout à correspondre à la norme sociale actuelle.
Et puis, on parlait surtout du corps dans sa dimension scientifique, c’est-à-dire qu’on nous disait que le corps est un matériau scientifique qu’on peut améliorer, par la fécondation in vitro et la sélection génétique notamment. Et l’auteur de cet article, parlait alors d’une mise en culture du corps, de l’avènement du corps, laissant entendre là, que notre société était passée de la primauté de l’esprit à la primauté du corps.
L’idée, c’est qu’on serait sorti d’une société dominée par le religieux, où l’esprit devait maîtriser le corps, refouler la sexualité, et lutter contre la libération du corps individuel. Et aujourd'hui, parce que la société est devenue plus libérale et plus matérialiste, l’individu aurait le sentiment de pouvoir utiliser son corps pour s’exprimer. C’est, avec des termes plus lacaniens : l’idée du corps comme figure du grand Autre.
Tout ça pour dire que d’après cet article, la société actuelle et contemporaine, se fonde sur la matière, et que donc, chacun peut avoir un corps qui corresponde à son esprit, plutôt qu’un esprit qui domine le corps et l’empêche de véritablement exister.
Ce qui est intéressant avec ce genre de propos, c’est que ça a le mérite au moins de poser une question marrante : de savoir si le corps ou la conception qu’on en a, relève de la nature ou de la culture ?
On s’aperçoit depuis quelques années que le discours actuel et dominant, considère le corps comme un produit culturel, où le but est de faire du corps, un environnement, comme la nature, c'est-à-dire de vivre dans un corps qui serait entretenu, dominé par des régimes diététiques et par des efforts entendus comme contraintes et comme obligations : surveiller, punir comme disait Foucault parlant du grand enfermement.
C’est le corps comme discipline, le corps comme techniques, le corps comme habitudes, le corps comme gestes, qui traduisent ce qu’il en est de la culture du corps. Et bien, ça voudrait dire que ce qui fait la singularité de chacun d’entre nous, ce qui fait notre subjectivité, notre ek-sistence comme disait Lacan, ce serait le fait d’incorporer des gestes et des habitudes pour développer notre propre culture corporelle, avec une motricité, un langage, des postures, une façon de s’habiller, etc.
Vous voyez que ça pose une première question : Cultiver son corps, est-ce que ça sert à se fondre dans la société, ou à est-ce que ça sert à s’en démarquer ?
On s’aperçoit que les individus qui ont des pratiques corporelles particulières, tels le piercing, le tatouage, créent leur propre réseau, leur propre bande et du coup, une sorte de contre-culture de groupe que la société va bien sûr récupérer pour faire du merchandising et réinsuffler dans l'économie ces cultures du corps. En clair, toutes ces pratiques corporelles, c’est aussi d’abord du business.
Seulement, ça n’explique pas tout. Parce que se faire remarquer par les autres, et bien, ça compte drôlement aussi. On veut être séduisant et exprimer par notre corps quelque chose de différent. Et on sait tous que dans la société du spectacle comme disait Guy Debord, il faut être remarquable. C’est d’ailleurs ce qu’ont bien compris la presse people et un certain show biz staracadémicien ou politique qui vont avec.
Tous ça pour dire qu’il y a une utopie qui court actuellement et qui est celle du corps parfait, celle de la santé parfaite. C’est-à-dire une utopie qui investit le seul lieu qui semble dépendre de nous : la matière de notre corps. La chair.
Ca veut dire aussi que par exemple, le développement récent du piercing et du tatouage sont l’effet de cette utopie au sens qu’ils permettent de faire de cette chair un corps : de signifier le corps. Mais une signifiance comme marque du corps. La marque au sens utilisé par le marketing. C’est le tatouage comme marque ouverte – et non comme mot ouvert – mais qui au fond rate quelque chose, quelque chose de l’ordre du sujet. Le tatouage n’est pas un signifiant, il est une marque. Une marque qui traîne sur le corps, une marque indicible, non en raison d’un mystère absolu qui l’entourerait, mais une marque, juste là, en formation, et comme en attente. En attente de quoi ? En attente par exemple que le désir d’un autre vienne y faire la différence, y dire son choix – qui est aussi un leurre, un pâle choix. On voit que ce qui morcelle nécessairement le corps, ce qui le rend malade de ses signifiants, c’est la présence de marques tronquées, - des démarques qui juste, laissent un petit peu de jeu pour pas que ça grippe, pour alterner ses déclins et ses renaissances. Du « Just do it » au « Just in time », avec ce petit appendice que le staff de Nike demande à ses cadres de se tatouer sur le mollet… Tout le contraire de ce que nous enseigne Beckett dans « Textes pour rien ».
« Bouge, d’abord, il faut un corps, comme jadis, je ne dis pas non, je ne dirai plus non, je me dirai un corps, un corps qui bouge, en avant, en arrière, et qui monte et descend, selon les nécessités. Avec des tas de membres et d’organes, de quoi vivre encore une fois, de quoi tenir, un petit moment, j’appellerai ça vivre… »
(Beckett, Textes pour rien)
Tout le contraire, le contraire de la marque, parce que ce dont nous parlent Beckett et Sarah Kane, c’est d’un corps occupé par tous les mots qui se réunissent en un seul signifiant. Et non pas d’un corps élucidé, simplifié par ce petit appendice, ce petit zizi tatoué Nike, un corps simplifié, dont toutes les singularités sont voilées par ce seul signe qui fait de cette masse de chair, un seul morceau.
Avec Beckett ou Sarah Kane, ce n’est pas un corps soigné ou un corps lifté par les découpes scientifiques. Ce n’est pas non plus le corps surveillé de la culture du corps. Mais c’est le corps qui révèle sa maladie ; c’est le corps qui s’expose dans ce signe total devenu symptôme, devenu signifiant.
C’est ce corps qui participe de tous ses gestes d’avant et d’après coup. Ce n’est pas le corps que d’un signe ou le corps que d’une forme. C’est le corps d’un nom parce qu’il n’y a de corps que d’un nom.
Extrait de 4.48 Psychose Audrey Martin
Claudine Hunault :
Après avoir vu l’extrait présenté par Audrey, je repense à la phrase de Proust que Roland Meyer a citée tout à l’heure ; quand je l’ai entendue la première fois, elle m’a fait comprendre quelque chose. Proust dit que le corps est un autre ; que le corps est un interlocuteur et je dirai que notre immense difficulté quand on est sur le plateau, est d’être présent dans ce corps « étranger » ou perçu comme étranger du fait de la situation théâtrale. Il est étonnant, par exemple dans cet amphi, de voir entre l’espace extérieur, là, juste à la limite de l’espace désigné comme espace de la prise de parole et l’espace qui est là, notre corps change, de statut presque. C’est assez incroyable quand on travaille sur le plateau, l’impression brutale que le corps de l’acteur est autre et c’est un autre à tel point qu’on ne sait plus le faire marcher par exemple, on ne sait plus comment il marche sur un plateau, comment il s’arrête, comment il s’assied, ça peut paraître un peu aberrant mais si vous saviez le temps qu’on passe, dans les cours, dans les ateliers, à marcher tout simplement pour retrouver un corps qui marche. Et arrive à ce moment-là une phrase qu’on entend très souvent ; l’acteur ou l’élève-acteur dit « quand je suis naturel je marche comme ça, je suis comme ça » et on découvre alors que ce qu’on appelle notre corps naturel est en fait une accumulation d’attitudes, de gestes, de tics, de modes de fonctionnement qui sont des protections vis-à-vis de notre propre corps ; c’est-à- dire que ce qu’on appelle notre « naturel », nous protège de notre propre corps ou nous permet de protéger notre corps de la relation à l’autre, de l’extériorité, de la relation à l’évènement, de la relation au monde. Et Proust dit là comment ce terrain, ce champ du théâtre et ce lieu physique qu’est la scène de théâtre mettent l’acteur en situation de rencontrer véritablement cet autre qu’est son corps en tant que vrai partenaire. Il y a un dialogue, une négociation qui se fait au pied à pied avec ce corps qui souvent refuse, et se refuse.
Quand Roland Meyer parlait de ce corps presque parfait, véhiculé dans tout un courant de représentations dont on retrouve la trace dans les « revues faites pour ça », nous sommes confrontés à l’opposé de ça, c’est-à-dire à un corps qui n’est absolument pas parfait et qui au contraire, apparaît comme un corps qui résiste, comme un corps lourd, comme un corps qu’on ne sait plus faire fonctionner de manière cohérente, et il est là dans toute sa pesanteur et ses résidus, dans tout ce qu’il produit. C’est quelque chose qui chauffe, qui renâcle, qui hésite. On est confronté à l’opposé de ce corps parfait. C’est ce qui a fait dire à des gens comme Antonin Artaud ou Gordon Craig ce qu’on pourrait résumer en terme de « contingence du corps ». La contingence à laquelle il faut se colleter pour pouvoir réaliser ce qu’Antonin Artaud appelait la poésie dans l’espace, ou pour Gordon Craig la sur-marionnette. C’est ce qui a fait que ces deux grands noms du théâtre, dont les écrits ont eu une influence déterminante sur le théâtre, ont finalement produit très peu parce que se colleter à cette contingence c’est comme un challenge désespéré.
Avant et pendant la présentation d’Audrey, il y a eu trois paliers de présence : la présence ici à cette place où on parle, l’important ici c’est la voix à cette table où pourtant on est vu. Quand Audrey a quitté la table pour aller dans l’espace de jeu, c’était encore Audrey mais elle était déjà en présence vers autre chose et elle n’était plus regardée de la même manière que lorsqu’elle était là puisqu’elle n’était plus dans la même fonctionnalité, la même utilité immédiate. Vous voyiez alors deux plans différents de présence : une présence directe de nous à la table, présence portée vers vous par la parole et vous voyiez simultanément une présence en amont du jeu, la présence d’Audrey qui relevait déjà d’un autre imaginaire. Elle allait vers le jeu. Il y a eu un troisième état de présence avec un état de corps encore différent : Audrey était assise, protégée sur sa chaise, puisque ça parlait toujours ici, elle n’était pas complètement exposée mais déjà elle regardait ceux qui maintenant étaient devenus pour elle un public. Elle était dans le mouvement de la parole jusqu’à cet instant où notre parole ici s’arrête, ouvre un silence où sa parole sort et elle joue. C’est une mise en mouvement organique, c’est un acte physique.
Roland Meyer :
A la différence de ce que nous dit Claudine à partir de Sarah Kane et qui montre bien qu’il n’y a de corps que d’un nom, qu’est-ce que penser le corps comme forme ? Et puis, ça veut dire quoi penser le corps comme forme ?
Ca veut dire que l’accès au désir et à la parole ne se fait plus dans le même temps. Ca veut dire que la pulsion n’est plus mise en jeu dans le même mouvement que la signifiance.
Or, au contraire, tout le théâtre de Sarah Kane, tout son théâtre est une recherche de la manière dont le signifiant et la pulsion s’interrogent, s’appartiennent, s’éludent et renvoient à l’expérience de la perte et au lieu d’une autre satisfaction; ça montre qu’un corps ne peut pas être « possédé » comme on le dit dans la culture du bodybuildé qui est le culte de la forme. Un corps est toujours un corps emprunté - le corps emprunté et non tatoué : le tatouage n’est pas une emprunte et l’emprunte n’est pas une marque -, un corps est toujours emprunté. Mais emprunté à quoi ? On sait qu’un signifiant est emprunté à un autre signifiant. Mais un corps ? Est-ce qu’il est emprunté à un autre corps ? Est-ce qu’il est emprunté à une autre jouissance ? C’est peut-être là le travail énigmatique de la jouissance féminine… travail sur lequel je vais revenir tout à l’heure.
Le corps emprunté, ça nous pose directement la question de l’amour. L’amour au sens où c’est lui qui fait que cette informité de mots sur le corps puisse s’entendre en paroles. Sans cet amour, non pas l’amour purifié ou désodorisé, pas l’amour scientifique non plus, mais l’amour qui ne craint pas d’avoir la colère ou la haine à portée de main. L’amour d’Antigone peut-être.
Les corps malades du signifiant, sont les corps formés par la marque et non par le signifiant. Et ces différentes marques, on devrait dire ces différentes démarques – parce qu’on est quand même dans l’esprit de solde permanente, - « Consommer plus », comme « Travaillez plus » qui n’était pas sans rappeler le « Arbeit macht frei »… Donc, « Consommez plus pour… ». Pour quoi ? ça pourrait être le thème de toute une conférence, ça…
Alors, ces différentes démarques permettent de faire l’expérience de la matérialité du corps, de ce qu’on peut y inscrire, des expériences qu’on a envie de faire. Je pense que le piercing et le tatouage développent le même projet, à savoir de maîtriser la forme, la chair, en redessinant le corps à partir d’un idéal esthétique. Et qu’au fond, ces techniques servent à faire émerger un sujet qui corresponde à soi : mais un sujet fantasmatique, un sujet fantasmé.
On retrouve ce même fantasme dans les sports qu’on dit extrêmes et même dans le dopage : la recherche du risque, la recherche de la délimitation : le jeu avec la limite ou le « je » à la limite.
ça, ça permet de dire aussi que dans une société de plus en plus dominée par le visuel et les écrans, il est de moins en moins possible d’avoir des expériences tactiles du corps de l’autre et de nos propres limites. Le « just do it » (N’ais pas peur, fais-le !) est devenu une sorte de recherche absolue de la performance. Ce que j'ai été capable de faire avec mon corps devient mon histoire : une histoire vécue, sensible, expérimentée. Alors que les histoires que je vis par procuration, à travers les écrans, me regardent certes, mais ne s’inscrivent pas dans mon corps. Dans ces expériences limites, l’individu recherche le toucher, la sensibilité, la douleur et la peine, ainsi que la confrontation à la mort. Car ces différentes expériences ne sont plus possibles dans une société de la ceinture de sécurité et du préservatif, où il faut en permanence se protéger des autres.
Maintenant, ce qui nous intéresse quand même dans « les corps malades du signifiant », c’est le rapport au corps dans la rencontre psychothérapeutique. De quoi s’agit-il là ? Mais surtout, que se passe-t-il du côté de la psychanalyse ? Est-ce que le corps y est impliqué dans l’analyse ? Ou n’est-ce effectivement qu’une affaire de pur esprit ? De plus, les analysants sont le plus souvent allongés sur un divan – il y en a d’ailleurs qui résistent à s’allonger et c’est toujours important de tenter de comprendre pourquoi ça résiste… De plus, on sait que l’analyste n’est pas là pour rejoindre ces corps allongés… D’ailleurs, cette prohibition du rapport sexuel entre analysant et analyste, Lacan en parle de manière forclose. Il ne dit pas que c’est un refoulement ou un empêchement moral, il nous dit que c’est une forclusion. Jean-Richard Freymann développe merveilleusement bien cette idée dans « Naissance du désir ». Et j’en profite pour dire que si vous voulez y comprendre quelque chose à cette notion de désir, il faut absolument lire ses écrits. Il nous dit que : « pour que l’analyste puisse exister en tant que tel, il faut qu’il y ait forclusion du rapport corporel. Et ça voudrait dire que quand les relations entre analysants et analystes deviennent des relations intimes, ça met immédiatement fin à l’analyse ». C’est important ça parce que ça nous apprend enfin ce qu’est une « fin » d’analyse : ça s’arrête !!! A ceci près que ceux qui se sont risqués dans ce genre d’exercice savent très bien qu’il y a une espèce de retour du refoulé qui arrive tôt ou tard et qui mériterait d’être questionné.
Sans rentrer dans les détails de ce qui se passe psychiquement, pour l’un et pour l’autre, quand le psychothérapeute se marie avec sa malade, on peut quand même s’interroger sur la question du transfert et sur ce qu’il en est du franchissement. C’est d’ailleurs, cette question du franchissement qui est énigmatique. On a du mal à la saisir. Est-ce que c’est le franchissement de l’écart entre le corps anatomique et le corps de plaisir ? Oui, certainement ! Mais un franchissement au sens où on va inverser le rapport corps de plaisir, corps réel. Il y a là, une Spaltung qui existe, une coupure. Elle est – et ça, Sarah Kane l’exprime très bien -, chez le sujet lui-même, entre le corps anatomique et le corps érotisé. Il y a une coupure dont l’individu ne se sort pas. ça renvoie à ce que nous disait Claudine Hunault tout à l’heure : par moment, il y a le corps anatomique qui parle ; à d’autres moments, c’est le corps érotisé. Et pour ça, il suffit d’un regard un peu prometteur ou provocateur pour déclencher une érotomanie. Et vous n’êtes pas obligé de consommer ou de consumer pour que ça ait des effets au niveau du discours et en particulier dans le rapport érotomaniaque au monde.
Et le rapport érotomaniaque c’est, pour une part, un signifiant au corps malade du signifiant – quand par exemple, en pleine relation amoureuse vous commencez à avoir mal au ventre -, et d’autre part, ce rapport érotomaniaque est un rapport transférentiel. Le transfert comme le dit Jean-Richard Freymann : « c’est quand même une forme sympathiquement atténuée de la question érotomaniaque ; l’érotomanie, c’est quand même un des modèles du transfert qui dit que l’autre doit m’aimer ». Ce n’est pas : « elle m’aime », c’est : « tu dois m’aimer ». C’est une exigence sous forme d’une certitude délirante. Ce n’est pas du genre « nos yeux se sont croisés… », c’est « tu dois m’aimer » et si tu te barres, eh bien ça va revenir encore plus fort ».
Mais, on va plutôt écouter un extrait de 4.48 psychose de Sarah Kane, ça dira tout ça beaucoup mieux que ce que j’essaie de dire…
Extrait de 4.48 Psychose Vladimir Perrin / Morgane Gauvin
Claudine Hunault :
Ce que je remarque, dans ce qu’on voit et surtout dans le travail au jour le jour sur le plateau, c’est à quel point un texte, dans le moment où il devient parole, dans ce passage entre texte et parole, informe le corps de l’acteur. Le texte requiert le corps de l’acteur. Tant qu’il n’y a pas le corps, le texte est juste là, mais il ne déploie que très peu de lui-même, de ses sens, de toutes ses caractéristiques, de sa matérialité. C’est dans cette rencontre avec le corps de l’acteur que se produit un échange, le texte devient parole. Notre grande difficulté dans le travail c’est de faire advenir à partir d’un texte, une parole. S’il reste texte, il ne se passe rien ou quasi rien. Il n’y a de théâtre qu’à partir du moment où il y a parole, avec des statuts divers. C’est dans cet échange entre le texte et l’acteur qu’un corps différent se donne à voir et se donne à ressentir par l’acteur lui-même. J’imagine que peut-être des musiciens éprouvent ça dans le rapport à l’instrument. C’est étrange à quel point on voit les corps changer, prendre une forme alors qu’au départ, le corps de l’acteur, quand il arrive, même s’il est debout, c’est un corps plié, replié. Au fur et à mesure où il va laisser entrer la parole en lui, la laisser passer, la laisser le quitter, donc accepter quelque chose d’une perte aussi - il est inévitable que l’acteur accepte de laisser perdre quelque chose de lui-même et quelque chose de ce qu’il voudrait donner - alors il y a un texte qui devient parole. On voit à ce moment-là l’acteur prendre corps, se découvrir un autre corps. Le corps qu’ils ont sur les textes de Sarah Kane est un corps singulier, celui de Morgane par exemple ne va pas être le même quand elle joue Lalla de Gabily, ou quand elle joue Phèdre dans Bérénice etc… C’est très intéressant de voir que c’est dans la rencontre avec ce matériau qui devient un matériau physique – le texte passe de l’imprimerie à un matériau physique, sonore, presque goûteux, les mots deviennent goûteux en bouche - c’est dans ce passage qu’un corps de l’acteur se révèle. Et c’est ce corps-là, à ce moment-là.
J’en viens à ceci, qu’on écrit, on joue, parce qu’il y a quelque chose qu’on ne comprend pas. En ce qui me concerne, depuis l’enfance je pense au théâtre parce que depuis l’enfance je me pose la question « Qu’est-ce que c’est être présent ? ». Faisant du théâtre, je produis de la présence et j’essaie de comprendre ce que c’est. Ceci nous renvoie à Artaud, et à Blanchot, disant l’impossibilité de la pensée à se saisir elle-même et disant cette impossibilité, ils produisent précisément de la pensée.
Il me semble que cet acte – écrire, jouer, se jouer, se dire -, cela suppose que nous méconnaissions quelque chose. Non pas que nous l’ignorions, mais que nous méconnaissions quelque chose, et c’est cette méconnaissance qui fait qu’on a envie d’y aller, envie d’y retourner et de continuer à aller y voir. Je pressens quelque chose qui agit, la présence par exemple, qui serait déterminant de ma propre vie ou déterminant du destin que je vais me choisir. C’est parce que je méconnais quelque chose de ça, que c’est à ce moment encore insu mais su quelque part en moi, que je vais continuer à aller y voir. Je vais d’une certaine manière persévérer voire m’entêter. Par moments, oui, j’ai l’impression qu’on est têtu avec les textes et le jeu.
Il y a quelque chose de terrible du point de vue de la perte. Quand on sent que c’est là, ce que cherche l’acteur en qualité de présence et de parole « Oui, c’était là maintenant à l’instant dans la salle de théâtre. Mais déjà ça s’échappe. Et peut être demain, je ne vais plus le retrouver, ça ne sera plus là. Comment le retrouver ? ». D’une certaine manière, on se sent condamné à la perte, pour le dire autrement, on n’a pas d’autre choix que d’accepter la possibilité de cette perte. C’est la spécificité de notre travail, ce qu’il n’y a pas dans le cinéma, où il est possible de saisir, de capter, de garder. Cette spécificité du théâtre qui serait d’accepter fondamentalement la perte.
Roland Meyer :
Vous voyez que lorsqu’il est question des corps au théâtre, décors de théâtre aussi, ou comme le disait Novarina « des corps qui vaginent » il ne s’agit pas de dire sans arrêt : « T’as de beaux yeux, tu sais ». ça ne dit pas ce qu’il en est du corps dans son rapport au transfert ou du transfert dans son rapport aux corps…
Dans cet extrait qu’on vient de voir, tout le discours va tourner autour de l’autre - le médecin dans cet extrait -, pour s’interroger sur ses propres processus. L’un prend l’autre (le médecin) comme support pour faire retour sur lui-même comme objet. La visée de l’analyse est que l’analyste lui-même puisse supporter de perdre. Et c’est l’analyste - le médecin dans l’extrait qu’on vient de voir -, qui va faire qu’il y a de l’analyse ou pas. Par analogie avec 4.48 Psychose, on peut dire qu’il n’y a réellement d’analyse qu’à condition d’en finir avec l’analyste, qu’à condition de le perdre.
Cela me fait penser à ce qu’on disait tout à l’heure à propos de l’expérience de l’acteur. C’est Beckett je crois qui disait que « l’expérience de l’acteur est celle où corps visible et corps latent sont deux formes d’une même présence qui vient s’exposer aux mots qu’elles font naître dans le corps qui les joue ». C’est dire que ce corps signifiant – et non malade du signifiant -, est un corps où la parole et la pulsion se rencontrent.
Claudine Hunault
Jean-Richard Freymann, me disait récemment que chaque patient est un monde en soi. Et là, effectivement j’entends la résonance entre les deux champs, théâtre et psychanalyse. Aborder ce texte par exemple 4.48 Psychose, c’est entrer dans un monde. Les écritures agissent dans le corps.
C’est un fait sensible dans les répétitions. J’ai posé hier la question aux étudiants « Est-ce que vous ressentez, depuis qu’on est exclusivement sur ce texte, un état particulier ? » Nous avons tous témoigné d’une sorte de malaise et de manifestations physiques. J’en ai fait l’expérience également avec Artaud, dans des périodes où je restais longtemps avec ses écrits ; on ne le fait pas impunément et le corps est atteint à l’intérieur. Le verbe agit, il agit sur l’organique.
Claude Régy, qui a, je crois, créé 4.48 Psychose en France, pose la question de ce à quoi on touche finalement quand on joue Sarah Kane. Est-ce qu’en le travaillant, on atteint l’essentiel de ce qui est dit, c’est-à-dire les traces laissées par Sarah Kane ou pas ? Qu’est-ce qu’on touche en fait, à quoi on touche ? Régy dit : « Ce qui m’importe - et notamment à travers 4.48- c’est de retrouver la masse souterraine qui a en fait suscité l’écriture. ». Donc c’est bien ce qu’il y avait dans le corps de Kane à ce moment-là et « c’est par des sondes à travers les mots que j’essaie de retrouver cette pré-existence à l’écriture et d’entendre en écho l’au-delà de l’écriture ».
J’ai fait cette expérience avec un texte que j’ai monté il y a une vingtaine d’année, qui est un texte apocryphe de Danielle Sarréra. Le texte appelait cette sorte de travail qui consiste à retourner à « une masse souterraine ».
Ce qui ferait obstacle à ce travail, ce serait précisément la recherche volontaire et éperdue d’un sens. Nous sommes à nouveau dans la question de la perte. Morgane disait tout à l’heure que d’une certaine manière il faut accepter de perdre dans la jouissance que l’acteur éprouve à dire un texte. Sinon il garde pour lui ce qu’il empêche de rejoindre le spectateur.
Il y a aussi quelque chose à accepter de perdre de l’ordre du sens. Ce sont des débats très fréquents dans nos séances de travail, à savoir ce que le spectateur va comprendre, ce qu’il va entendre. Il est inévitable et essentiel à un moment de lâcher et de faire confiance à ce que le spectateur va capter et va construire.
Roland Meyer :
Ré-écrire le texte avec son corps, et voir que ce n’est pas un texte mais un corps qui bouge, un corps qui respire, qui bande, qui suinte, qui sort, qui s’use. C’est ça la vraie lecture : celle du corps de l’acteur. Le théâtre – la vie - dit qu’on ne donne pas d’ordre à un corps.
Dialogue 2 Morgane / Vladimir
Claudine Hunault :
Les mots ont une image, immédiatement.
Pour refaire le lien avec ce que nous disions tout à l’heure, le corps, à la fois il permet et il est ce lieu où on peut franchir le pas et ce qu’on découvre, c’est que le moment où on le franchit le pas, à ce moment c’est à notre insu. C’est-à-dire on le sent, on le voit et c’est à notre insu.
Pour reprendre ce jeu de mots entre l’épreuve et les preuves, la grosse difficulté à affronter c’est qu’il n’y a pas de preuve, c’est hors de question, on ne peut qu’avancer dans l’improbable. Dans l’art, on est dans l’improbable.
Ce qui fait que le moindre événement auquel on aurait envie de s’accrocher peut tout remettre en doute, tout le temps, sur ce qui vient d’être fait, ce qui vient d’être joué, ce qui vient d’être dit, comment c’était… On ne peut que se risquer à, l’improbable ou faire confiance au risque de cette manière-là.
Roland Meyer :
Novarina, un homme de théâtre, disait qu’il faudra qu’un jour un acteur livre son corps vivant à la médecine, - ça changerait des cadavres – un corps qu’on ouvrirait pour qu’on sache enfin ce qui se passe dedans, quand ça joue. Qu’on sache comment c’est fait, cet autre corps dont nous parle Claudine Hunault. Elle disait en somme que l’acteur joue avec un autre corps que le sien. Qu’il joue même avec un corps qui ne fonctionne pas dans le même sens ; et que dans le jeu de l’acteur, c’est du corps nouveau qui entre en jeu. C’est du corps nouveau ou une autre économie du même corps ; ça, on ne sait pas encore. Et c’est justement pour ça qu’il faudrait ouvrir quand ça joue.
L’acteur n’est pas un comédien. Jouer, ce n’est pas émettre plus de signes. Jouer c’est avoir sous l’enveloppe de peau, tout un corps sans nom, qui bouge dessous, qui se ranime, qui parle.
Il n’est pas non plus un interprète parce que le corps n’est pas un instrument. Ceux qui pensent qu’on peut traduire quelque chose d’un corps à l’autre et qu’on peut commander quelque chose à un corps, sont du côté de la méconnaissance du corps, du côté de la répression du corps. Il faut être com…portementaliste pour donner des ordres à un corps.
Là encore, Novarina nous dit que la parole que l’acteur lance ou retient, et qui vient fouetter le visage public « est ce qu’il y a de plus physique au théâtre, c’est ce qu’il y a de plus matériel dans le corps. C’est comme un liquide invisible et instockable ». En d’autres termes, c’est l’acteur qui crée la parole quand elle lui passe par tout le corps pour sortir, au bout, « par le trou de la tête ». Et en même temps, il est évident que pour un acteur tel qu’en parle Claudine Hunault, ce n’est pas de ce trou que vient la parole et que si elle sort par la bouche, eh bien, ce n’est pas naturellement. C’est après avoir essayé en vain tous les trous possibles, après n’avoir pas trouvé de voie autre, qu’elle sort par la bouche : la parole n’avait pas le choix.
Toujours Novarina : « L’acteur n’exécute pas mais s’exécute. Il n’interprète pas mais se pénètre. Il ne raisonne pas mais fait tout son corps résonner. Il ne construit pas son personnage mais se décompose le corps anatomique maintenu en ordre, se suicide ». ça veut dire que sur scène et donc dans la vie, ce n’est pas de la composition de personnage, c’est de la décomposition de la personne, de la décomposition d’homme qui se fait. Et c’est cela même qu’énonçait Peter Brook : « c’est quand on voit le corps normal d’un qui se défaire et l’autre corps sortir en jouant à quoi ». C’est la plus belle manière à mon sens, de parler de la bande de moëbius.
Parler du corps de l’acteur, de celui qui joue vraiment, c’est-à-dire de celui qui joue à fond, qui se joue du fond, porte sur son visage défait (comme dans les trois moments : jouir, déféquer, mourir), son masque défait, son masque vide. « L’acteur qui joue, disait Novarina, sait bien que ça lui modifie réellement son corps, que ça le tue à chaque fois. Et l’histoire du théâtre, si on voulait bien l’écrire du point de vue de l’acteur, ça ne serait pas l’histoire d’un art, d’un spectacle, mais l’histoire d’une longue, entêtée, recommençante, pas aboutie, protestation contre le corps humain ».
On peut décemment se poser la question de la différence entre l’acteur et disons, le « bodybuildé » pour user d’une métaphore des corps malades du signifiant ? Je crois qu’on est acteur à la différence de notre bodybuildé, parce qu’on ne s’habitue pas à vivre dans le corps imposé, dans le sexe imposé. Chaque corps d’acteur est une menace pour l’ordre dicté au corps. Et, pour rebondir sur une chose que nous disait Claudine tout à l’heure à propos de son rapport au théâtre, si on se retrouve un jour à « faire du théâtre » comme on dit, c’est parce qu’il y a quelque chose qu’on n’a pas supporté, quelque chose qui veut parler : quelque chose comme du corps nouveau. Une autre économie qui s’avance, qui pousse l’ancienne, imposée. Peut-être n’y a-t-il de corps que du féminin…
Alors, si maintenant on voulait répondre à la question : C’est quoi un corps malade du signifiant. Ou bien ça sert à quoi, un corps ? ça mène à quoi ? Un corps dans la vie, dans la ville, dans l’espace, sur scène, ça sert à quoi ? On peut répondre que le corps ça sert à franchir des frontières. Le corps, ça sert à traverser des frontières et à franchir le pas.