M.E.C. MÉTHYL ETHYL CÉTONE
Rencontres dialoguées Ajaccio, 2014, « Un mec ça sert à quoi ? ». 2014
J’ai adoré la question parce qu’elle est culottée, elle est un peu bravache – je l’imagine posée par une femme à celui qui est là et elle lui lance : « Eh mec, tu me sers à quoi ? » - mais la question n’est pas : A qui ça sert un mec ? Si je pose la question comme ça, je vais tomber sur la mère plus que sur la femme et je pense à Jocaste, la mère d’Œdipe, j’en parlerai tout à l’heure. Donc ça sert à quoi ?
Et s’il s’agissait de prendre le contre pied, à savoir : Un mec, faut surtout pas que ça serve. Trouver d’abord l’inutilité du mec pour apprécier.
Un mec, c’est surtout que ça peut ne pas servir.
Parce que servir, ça vient en droite ligne de serf, servage, le mot vient de sclavus, en latin du VII siècle, mot qui va se décliner en servus, le serf, et les textes sont là : en 1550 la Bible de Louvain dit : servir à : être esclave. Début XVIII, servir de quelque chose à quelqu’un : faire usage de quelque chose, l’employer pour soi.
Est-ce qu’on veut le faire servir à ? le mec. Est-ce que le mec, avoir un mec, viendrait soutenir quelque chose pour une femme ? Mon mec, à mes côtés, le sentir là, c’est-à-dire le « c’est mon homme » de Piaf. Le mot au XIX° signifiera aussi souteneur, un mec / un mac. Il y aurait pour la femme une certaine fierté à être choisie par le mec, comme s’il y avait quelque chose à flamber, quelque chose du plaisir, d’une gratuité, d’une dépense. Et le mec dans sa présence attesterait de ma nature de femme. Je serais d’autant plus femme que je sentirais un mec à mes côtés. Il y aurait un côté non assuré dans la relation avec un mec, quelque chose qui serait toujours sur la brèche, toujours en risque de disparaître comme s’il s’agissait de maintenir un certaine intensité de séduction, une mise en tension, comme si dans la relation avec un mec, l’ennui n’avait pas sa place.
Sacrée gageure pour le mec en question ! Etre toujours un mec, un vrai.
Question : est-ce qu’on serait un mec à temps plein ? Est-ce qu’il y aurait des moments où ce sujet masculin ne se sentirait pas mec du tout ? mais faible et blessé et rien et moins et moins que rien. Est-ce que être un mec, c’est paraitre sûr de soi, et fort, plus, tout ? Etre solide et séduisant, être un appui et être dans la légèreté du plaisir, être aussi présent dans l’intimité qu’en société. Comme si dans ces trois lettres qui claquent M E C, le désarroi n’avait pas sa place. Le désarroi, la fragilité seraient de quel côté, du côté de l’homme ?
Œdipe aveugle sur la route, errant vers Colonne où le Roi Thésée le recueillera pour les derniers jours avant sa mort. Il dit :
« C’est quand je ne suis plus rien donc, que je suis vraiment un homme ».
Qu’est-ce qu’il était donc avant ? S’il n’était pas « vraiment un homme » ? Est-ce qu’il était un mec ?
Celui qui arrive, venu de nulle part, inconnu de tous, beau, brave, héroïque, il avait visé au plus haut, s’était rendu maître d’une fortune et d’un bonheur complet — il arrivait de loin, plein d’énergie, avait affronté la sphynge aux portes de Thèbes, le monstre au buste de femme qui posait des énigmes aux jeunes hommes et les étouffait entre ses serres s’ils ne savaient pas répondre. Lui avait inventé la réponse (qu’est-ce qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes le midi et à trois pattes le soir ? l’homme), avait terrassé le monstre par sa réponse, était entré dans la ville, avait vu accourir vers lui la foule et la reine, Jocaste, s’offrir à lui en remerciement de ses hauts faits. Il l’avait épousée, eu d’elle quatre enfants. Et un jour, après quinze ou vingt ans de bonheur et de gloire, la peste revient sur la ville, les oracles disent qu’il faut trouver l’assassin de Laïos l’ancien roi, tué au carrefour de deux routes juste avant l’arrivée d’Œdipe à Thèbes. En bon politique Œdipe crie haut et fort qu’on mettra tout en œuvre pour retrouver le ou les meurtriers. Et qu’on fera un châtiment exemplaire. Or les témoignages arrivent, on convoque des bergers maintenant très vieux, oui ils se souviennent qu’un jour Untel a confié un bébé à tel autre avec ordre de l’emmener le plus loin possible et de l’élever ailleurs loin du Palais de Laïos et de Jocaste. Œdipe veut savoir jusqu’au bout. Et là Jocaste le retient « Arrête-toi, crois-moi, je t’en conjure »
Œdipe insiste « Je ne te croirai pas, je veux savoir le vrai »
Jocaste « Je sais ce que je dis. Va mon avis est bon »
Œdipe : « Ton avis m’exaspère » etc.
Celui qui fonce, le vrai, le dur, qui n’a pas peur, j’irai jusqu’au bout, j’ai le pouvoir, j’ai le droit de savoir, c’est pas une femme qui m’en empêchera.
Le mec de Jocaste, fait par Jocaste, institué par elle, élevé à la grandeur de roi par elle, élevé à la dignité d’époux par elle — Œdipe est le phallus de Jocaste et du coup on entend de manière singulière la phrase : « Puisses-tu jamais n’apprendre qui tu es ! », puisses-tu ne jamais savoir que tu me sers de phallus vivant, vainqueur de sphynge, gouverneur de cité, géniteur d’enfants. Tu as été tout ça pour moi. C’était interdit et je n’étais pas sans le savoir.
Les bergers vont se succéder au palais, Œdipe est encore un mec qui a tout pouvoir même s’il commence à se poser des questions effrayantes sur son origine. « N’ira-t-on pas enfin me chercher ce bouvier ? ». Le vieux bouvier arrive, il refuse d’abord de parler parce qu’il sait l’énormité de ce qu’il va révéler, Œdipe toujours roi le menace de mort s’il se tait. Le bouvier parle : oui Œdipe est bien le bébé que la reine Jocaste lui a remis il y a bien longtemps pour l’éloigner de la cour parce que l’oracle de Delphes avait dit au père, Laïos, qu’il aurait un fils et que ce fils le tuerait pour entrer ensuite dans le lit de sa mère. Donc dès la naissance Jocaste, la mère, évacue le bébé et le donne à ce berger (elle espère peut-être secrètement qu’il n’aura pas le cœur de le tuer), et le berger le donne à un autre berger pour l’emporter à Corinthe où il sera recueilli et élevé par un roi sans enfant, Polybe, et sa femme Mérope.
En quelques instants le dur se renverse en un être fragile et blessé, futur errant sans fin possible, cri nostalgique répercuté par les murailles de Thèbes. Il se crève les yeux, la reine Jocaste s’est déjà pendue. Il partira sur les routes, Antigone ne le lâchera pas, elle échappera à la surveillance de son oncle Créon pour rejoindre son père/frère. Et là – dit Œdipe - il devient un homme.
Il y a un passage très intéressant du chœur avant les révélations finales : le chœur pose en boucle une question : de qui es-tu donc le fils ? et il insiste dans sa question :
« Qui donc, enfant, qui donc t’a mis au monde ? Parmi les Nymphes aux longs jours, quelle est donc celle qui aima et qui rendit père Pan, le dieu qui court par les monts ? Ou bien serait-ce une amante de Loxias ? Il se plaît à hanter tous les plateaux sauvages. Ou bien s’agirait-il du maître du Cyllène (Hermès)? Ou du divin Bacchus, l’habitant des hauts sommets, qui t’aurait reçu comme fils d’une des nymphes avec qui si souvent il s’ébat sur l’Hélicon ?»
Le chœur n’imagine pas un instant que ce mec Œdipe ait pu naître d’une inconnue et d’un homme quelconque et Œdipe croit justement que c’est ce que redoute Jocaste, d’apprendre que l’homme qu’elle a épousé soit fils d’esclaves :
« Va, quand je me révèlerais et fils et petit-fils d’esclaves, tu ne serais pas, toi, une vilaine pour cela. »
Est-ce qu’il y aurait dans le mec, une origine nécessairement puissante ? Je suis retournée à l’étymologie du mot mec.
Le mot est apparu dans les années 1820 sous les formes mec et mecque (on se serait donc tourné vers lui d’entrée de jeu – prié ? adoré ? ) et le dictionnaire historique précise : d’origine obscure. Un linguiste français, Pierre Guiraud auteur d’un Dictionnaire des étymologies obscures propose que mecque soit la conjonction mais que, on aurait ainsi désigné tel homme par Mr Mais que, comme on dirait Melle Je sais tout.
Mais que — quoi ? mais que veut-il ? mais que va-t-il faire dans cette galère ?
Mais, — il y a une condition, on dit : oui mais — ça veut dire qu’il y a une condition : un mec, un homme sous condition ? Tout homme ne serait donc pas un mec. Il y faudrait une, des conditions pour être un mec.
Le Dictionnaire nous dit aussi qu’il s’agit d’un homme énergique, avec une nuance religieuse et une connotation admirative — nous revoilà en direction de La Mecque, y a pas à dire, ce mec, il nous subjugue.
De la séduction – ce lieu-là une oasis privilégiée bien avant l’islam, au carrefour de routes caravanières, par où transitaient les parfums de l’Arabie Méridionale vers la Méditerranée et le Proche Orient. La myrrhe et l’encens voyaient à dos de chameaux depuis le sud-ouest de l’Arabie jusqu’à Chypre d’où elles étaient envoyées dans tout le bassin méditerranéen.
Du mystère : Un puits sacré. Une pierre noire sacrée. Une pierre apportée à Abraham par l’Ange Gabriel, histoire de mecs, toujours, mais des mecs air et pierre.
Des parfums. La myrrhe, une résine qui suinte de l’arbre à myrrhe, et se solidifie à l’air, elle se durcit en brun rouge, on la distille en huile d’une belle couleur orange qui se vendait au même prix que l’or. On en a fait un baume, le baume de la Mecque.
Un parfum associé à l'érotisme : mentionné sept fois dans le Cantique des cantiques, par exemple dans le verset 1,13 : « Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe, qui repose entre mes seins ». Le mec — mon mec entre mes seins — Toujours. Or la myrrhe – en composants c’est méthyl-5-isopropényl furane, delta élémène, bêta élémène, alpha copaène, curzérène, curzérénone, méthyl-isobutyl cétone, 3-méthyl-1,2-buténa.
Un alcool C4H8O MEC Méthyl Ethyl Cétone
Donc méthyl éthyl cétone, MEC. Alcool.
Un mec, un alcool dont on ne peut pas se passer.
« Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie » Apollinaire, Zone.
J’ai posé la question à un ami, homosexuel :
Un mec, à quoi ça sert à quoi ?
« — A engendrer et à donner la loi. C’est un peu macho ce que je dis. Un mec il y a une dimension plus primaire, dans un homme il y aurait une dimension plus achevée, mec ça toucherait à une forme, à une séduction, à une virilité apparente.
— En tant qu’homo tu recherchais un homme ou un mec ?
— C’est bien ma question, j’ai balancé entre les deux, entre rechercher un homme et rechercher un mec et là aujourd’hui je ne sais plus ; moi j’ai toujours su que j’étais un homme et pas un mec. Et c’est sur les femmes que j’exerce une séduction, sur les mecs ça a jamais marché or c’est là que je cherche. Mon père c’était un don juan auprès des femmes. J’ai toujours pensé que mon père était un homosexuel qui ne s’est jamais avoué. J’aurais cherché à séduire Don Juan ? Du côté de l’homme on serait plus du côté de la construction, d’un développement intérieur, d’un épanouissement. Le mec serait plus du côté de la virilité primaire, pour moi ce serait dangereux, ça m’attire et c’est dangereux. »
S’il y a moins d’épanouissement chez le mec que chez l’homme, est-ce que ça signifie que le mec serait limité, voire enfermé dans une identité – de mec justement ? Enfermé dans une image à laquelle il devrait se conformer, répondre ? Un asservissement, une forme d’enfermement dans son identité de mec, enfermé dans quelque chose auquel il doit répondre : Qu’est-ce que devrait faire ou ne pas faire un mec digne de ce nom ? Est-ce que par exemple il ne devrait pas pleurer ? Est-ce qu’il ne devrait pas se laisser aller à dire « je t’aime » par exemple ? Est-ce qu’il devrait passer sous silence certaines choses, des émotions, des futilités, des questions toutes bêtes (« Comment tu vas ? Tu m’aimes ce matin ? Là tu me désires ? Je t’appelle juste pour te demander comment tu vas ? Ça n’a aucune importance, c’est tout à fait inutile et c’est nécessaire. Comment on s’aime ? Pourquoi on s’aime plus ? ça tient à si peu. Ça n’a aucune importance, c’est tout à fait inutile et c’est nécessaire.
Le mec devrait passer sous silence, lui – passer sous silence.
Poser la question : Un mec, ça sert à quoi ? n’est pas du tout la même chose que de demander : Un homme, ça sert à quoi ? Et on remarque que les réponses sont toujours passionnées, passionnelles ou dérisoires du côté du mec. Petit échantillon :
« ça sert à faire souffrir, à t’apprendre la lâcheté, à te laisser seule ». Ou « ça te sauve la vie quand il faut changer une ampoule, ça sert à porter les trucs lourds, ça assemble l’armoire en kit de chez Ikea, ça sert à te regarder passer l’aspirateur et à soulever les jambes quand tu t’approches etc »
Le plus joli serait peut-être : « un mec, ça sert à rester femme ».
Alors ça dit que la place du mec serait définie par l’autre, à la différence de l’homme qui est homme qu’il soit seul ou non. Le mec serait mec en rapport à un regard porté sur lui, à une présence autre, d’une femme ou d’un homme, mais une présence autre. Etre mec — seul — sans rapport à une altérité n’aurait pas de sens.
Et maintenant la question qui tue :
Est-ce qu’une femme peut être mec ? J’ai posé la question à une jeune femme violoniste et en formation de chef d’orchestre :
« Mon côté mec, ce serait d’aller sur un terrain socialement réservé aux hommes. Etre chef. Un mec qui dirige mal un orchestre, on dit qu’il est mauvais chef d’orchestre. Une femme qui dirige mal, on dit « C’est une femme !! ».
Le côté mec ce serait d’exercer une autorité comparable à celle d’un chef masculin, de se faire respecter, avoir la carrure d’un mec face à une assemblée d’hommes et de femmes qui attendent d’être dirigés.
Et la question m’a brutalement rappelée une phrase que j’ai prononcée il y a longtemps, à une époque où je travaillais quasi uniquement avec des hommes, des acteurs. Je m’étais entendue dire – rétrospectivement avec effroi - : « Entre mecs, on n’a pas de problème ». Je ne disais pas que j’étais un homme. Qu’est-ce que je disais ? Qu’il y avait entre nous une certaine franchise ? Que la relation n’était pas capricieuse ? Ou est-ce que je disais qu’il n’y avait aucun arrière-plan à nos paroles ? Aucune ambiguïté susceptible de déclencher justement des problèmes ?
De quels problèmes il se serait agi ? Des problèmes que le désir provoque par exemple. Une façon de se dire semblable – on est des mecs, aucune différence entre nous, pas de surprise, on sait à quoi s’attendre – une façon d’éviter le désir et le chaos qu’il soulève.
Autre hypothèse : si j’avais dit cette phrase pour acquérir justement une puissance autre, une puissance phallique — ce n’est pas le pénis bien sûr, mais le phallus en tant que puissance —, acquérir cette puissance pour leur plaire justement à ces hommes qui étaient là, pour être désirable et désirée par eux.
Si on distingue le pénis du phallus, si on pose le phallus comme symbole d’une puissance – et pour être précis, d’une puissance que nous ne possédons pas et qui est nostalgie d’une toute-puissance perdue, passée dans l’imaginaire, la toute-puissance du tout petit qui se vit en prolongement du corps de l’autre, qui ne fait pas de différence entre son corps et l’extérieur de son corps, qui croit que s’il frotte ses doigts dans le creux de sa paume, il va voir se déployer une immense toile d’araignée et pouvoir sauter d’un building et voler au-dessus de la ville. Si le phallus est symbole d’une toute-puissance devenue imaginaire, alors le phallus est autant l’affaire de la femme que de l’homme et il manque autant à l’un qu’à l’autre. Le phallus n’acquiert une fonction dans l’imaginaire de l’homme et de la femme que parce qu’il manque. Lacan parlera de phallus « baladeur » (Leçon du 4 juillet 1956) pour contrer l’idée que le phallus serait naturellement un privilège masculin.
« En tant que femme, elle se fait masque. Elle se fait masque pour, précisément, derrière ce masque, être le phallus ». Lacan, Les Formations de l’Inconscient. Le phallus comme signifiant du désir. Le signifiant perdu qui définit le phallus.
Et si le mec était la manifestation chez l’homme du phallus manquant ? Une tentative, réelle, sincère, de retrouver le signifiant perdu ? Et en même temps sans trop se la jouer, sachant que cette toute-puissance n’est pas, n’est plus.