MIEUX POUR MOI
SORTIR DE L’OBÉSITÉ INTERVIEW DE CLAUDINE HUNAULT SUR LE CAS DE CHARLOTTE ARRIGONI
Dans XXL SOS, Charlotte Arrigoni raconte comment elle a réussi à vaincre l’obésité, Ed. City
Elle revient sur son histoire, les souffrances que le surpoids puis l’obésité ont causées pour elle, ce qui lui a permis de prendre du recul et de réagir, ce qui l’a aidée à retrouver l’espoir et à faire évoluer sa vie...
Quelles sont les souffrances que le surpoids puis l’obésité ont causées pour vous ?
« J’ai vécu un enfer physique et psychique pendant plusieurs années à cause de mes plus de 100 kilos. Physique, car une fois que je suis entrée dans la case “obésité morbide”, j’ai commencé à ressentir des douleurs. J’avais mal au dos, aux genoux; c’était très difficile pour moi de rester debout trop longtemps. A cela s’est ajouté des difficultés à dormir et des difficultés à respirer au moindre effort. Je ne pouvais pas lasser mes chaussures seule; il fallait que je sois assistée. Évidemment, ces difficultés ont entrainé une profonde dépression, un isolement. A partir du moment où je me suis sentie très mal dans mon corps, j’ai arrêté de prendre soin de moi, de sortir. Je me suis isolée. » Charlotte Arrigoni
Qu’est-ce qui vous a permis de prendre du recul et de réagir ?
« Il y a eu plusieurs éléments. D’abord, ma famille m’a alerté. Ma mère, mon frère, mon compagnon ont pris des pincettes pour évoquer mon poids mais m’ont fait comprendre que je ne pouvais pas continuer comme ça. J’aurais pu être obèse mais heureuse mais ce n’était absolument pas le cas. Ils voyaient que j’étais très mal. Ils ont compris ma souffrance. Puis il y a eu le premier confinement dû au Covid en mars 2020; un moment clef. Un jour, je suis sortie faire des courses avec mon masque vissé sur le nez. Très chargée, je suis rentrée chez moi à pieds. J’étais épuisée, essoufflée, rouge comme une pivoine. La, j’ai compris qu’il y avait un problème. Je me suis effondrée en larmes et j’ai pris la décision de me secouer pour m’en sortir. » Charlotte Arrigoni
Qu’est-ce qui vous a aidé à retrouver l’espoir et à faire évoluer votre vie ?
« Je savais qu’il existait des solutions encore fallait-il trouver le moral pour se lancer. Quand on a 5 kilos à perdre c’est, selon moi, plus simple que quand on en a 60 à perdre. 60 kilos ça peut sembler inatteignable. Par chance, je suis tombée sur une formidable nutritionniste qui m’a aidé et parlé de la chirurgie bariatrique sans me faire culpabiliser. Je savais que c’était ma dernière chance de retrouver une vie normale et d’envisager ensuite de fonder une famille. Ce projet, je l’avais abandonné avec mes 126 kilos. Mentalement, avec ce poids-là, je n’aurais jamais pu offrir à ma fille un environnement heureux. Il était hors de question qu’elle me voit mal. » Charlotte Arrigoni
Pourriez-vous svp décrypter ce témoignage ?
La situation décrite par Charlotte Arrigoni est semblable à celle de très nombreuses patientes que j’ai vues et accompagnées en consultation pendant 10 ans. Son corps s’immobilise peu à peu avec les articulations qui souffrent et se bloquent. Quelque chose aussi s’immobilise dans la tête et plus précisément dans l’imaginaire : elle ne peut plus s’imaginer autrement qu’enfermée dans ce corps de plus en plus lourd.
Cet enfermement dans le corps se double d’un enfermement dans sa vie qui se coupe progressivement du monde extérieur, c’est l’isolement qu’elle évoque. Ça ne circule plus ou de moins en moins entre Charlotte et autrui. C’est un des effets les plus pernicieux de l’obésité et qui en décuple la gravité. On n’accepte plus son corps et on se voit inacceptable par autrui. Il est certain que les regards portés sur les personnes obèses sont souvent cruels mais le regard le plus destructeur est celui de l’homme ou la femme obèse sur lui ou sur elle-même.
Car ce regard sur soi agit comme un interdit (mon corps est monstrueux, il ne sera plus jamais supportable) et comme une injonction (je dois m’enfoncer là-dedans, je n’ai pas d’issue). C’est la perception de soi et de son corps qu’il s’agit d’abord de travailler dans le traitement de l’obésité. En posant en préambule qu’on n’est pas coupable d’être gros ou grosse et que chaque obésité a une histoire, et une fonction dans l’histoire de la personne.
Certaines prises de poids ont peut-être momentanément protégé d’événements trop violents ou de relations trop douloureuses pour être acceptés, symbolisés c’est-dire mis en mots et transformés. Ce travail va bien au-delà de la question de l’image de soi. C’est une question de place qu’on s’accorde à soi et de place qu’on ouvre à autrui auprès de soi. Charlotte le dit à propos de sa fille : « l’environnement heureux » qu’elle veut lui offrir, c’est une place dans la relation mère/fille qui soit dégagée de la honte et de la culpabilité.
Charlotte a eu la chance d’être entourée par des proches qui ont délicatement desserré l’étau dans lequel elle était en lui disant avec leurs mots : tu n’es pas condamnée, il y a autre chose à vivre. Mais j’ai constaté qu’il faut toujours un élément déclencheur, qui peut être dérisoire d’ailleurs, pour que là on décide que c’est trop et qu’on n’ira pas plus loin. Le masque sur le nez qui étouffe la respiration (les personnes obèses ont vécu douloureusement le port du masque puisqu’elles sont nombreuses à avoir des problèmes respiratoires) et le poids des sacs de courses ont agi comme une butée. Charlotte était en bout de course et là elle butait sur du réel : ça ne respirait plus, c’était trop lourd, ça ne marchait plus, tout ça aux sens propres et figurés des termes. Le masque et les sacs sont des signifiants forts dans ce cas.
Perdre 60 kg comme Charlotte ne se résume pas à voir fondre des kg de graisse. C’est un changement considérable. Elle perd l’équivalent de son poids dit normal. Elle faisait le double d’elle-même. Elle portait deux fois son poids, c’est une chose qui s’interrogerait dans un travail analytique et qui ouvrirait une voie de compréhension sur son histoire : comment on en arrive au double de soi ? comment on atteint ce poids ? Et je ne parle pas ici de nourriture mais de ce qui provoque la dépendance à la nourriture.
Ce qui aide à prévenir l’obésité :
Comment prendre conscience de la dépendance à l’alimentation au plus vite ?
Il y a presque une contradiction dans la question. Si on prend conscience de la dépendance au plus vite, cela signifie que la dépendance n’existe pas. La dépendance s’installe de façon souterraine, à bas bruit. Et elle ne peut être reconnue que dans l’après. La reconnaître c’est la constater et accepter qu’on ait pu s’y laisser glisser, c’est difficile car c’est déjà une petite prise de distance d’avec ce qui se passe. C’est déjà un regard sur ce qui se passe alors qu’on est pris dedans.
La dépendance se caractérise par une réponse identique à des situations différentes : on a un problème au travail, on ne dit rien, on rentre chez soi, on ouvre le frigo, on se remplit. Ou on se sent seul, on mange. Ou on se sent ignoré ou abandonné par son compagnon ou sa compagne, on mange. Ou on est assailli par des images du passé, on a peur, on se relève la nuit et on avale un paquet de Princes au chocolat ou des frites froides etc. Il y a dans la dépendance une répétition d’un schéma qu’on connaît par cœur, qui pèse, qu’on a envie de laisser tomber et dont on n’arrive pas à se débarrasser. Ou plutôt on a envie de s’en sortir et on n’arrive pas à le vouloir. C’est ce que de nombreux patients et patientes traduisent par des phrases comme « je sais que j’en ai pas envie, je sais que ça va me faire du mal et pourtant je le mange ».
Bien sûr on pourrait dire que la personne concernée a toute possibilité d’observer ce qu’elle fait et d’y mettre un terme. On peut imaginer qu’elle se dise : à chaque fois que j’ai un problème ou une anxiété, je mange. Donc j’arrête ça. Situation idéale ! or ce n’est pas ce qui se produit. Pourquoi ?
Il y a une souffrance dans les effets de la dépendance mais il y a aussi une jouissance. Jouissance ici ne signifie pas plaisir, la différence est très importante. J’utilise le terme de jouissance au sens juridique du terme où par héritage nous pouvons jouir d’un bien et des revenus de ce bien, une maison dont on hérite par exemple à la mort d’un proche. Ce bien nous appartient, on en fait usage comme bon nous semble.
Les patients et patientes obèses connaissent par cœur le schéma qui les conduit au frigo, au placard, ou à tel rayon du supermarché. Ce fonctionnement qu’ils connaissent bien est pénible mais il est familier et il rassure, c’est sans surprise. On sait qu’on va manger quelque chose dont on n’a pas envie et qu’on va se sentir aussitôt coupable de l’avoir englouti et surtout très vite pour ne pas le voir passer. C’est insupportable mais c’est moins déroutant que de se décoller du geste machinal qui met ce quelque chose dans la bouche. Il y a de l’inconnu qui fait peur et dont on se dit qu’on n’y arrivera pas. C’est là le travail psychologique qui est à faire et l’accompagnement indispensable aux patients pour qu’ils se risquent à agir en dehors des mécanismes qui les emprisonnent. L’inconnu dont je parle, c’est ce qui surgit quand on perd avec les kg de graisse des choses très précieuses dans lesquelles on se reconnaissait : la place de la « bonne grosse hyperserviable », du « gros qui rassure », de « la grosse tellement sympa et rigolote », les représentations de soi dans la famille, avec les amis ou les collègues. L’enjeu est fort et c’est un changement qui va beaucoup plus loin que le passage d’une taille 50 à un 38.
Comment aider la prise de conscience qu’une dépendance s’est installée ?
L’alerte peut venir de l’entourage s’il n’est pas complice de la prise de poids et s’il ne cherche pas inconsciemment à maintenir l’autre dans son obésité. Toutes ces petites phrases, « tes rondeurs te vont trop bien », « c’est comme ça que je t’aime » ou pire « je te tiens par tes kg », enferment la personne dans la certitude que rien ne peut bouger. Une personne obèse n’est pas hors sol, son obésité s’est constituée dans un lien étroit avec le milieu dans lequel elle vit.
Aujourd’hui, compte tenu de l’augmentation dangereuse de l’obésité, aggravée par les années de confinement, il est essentiel d’informer dans toutes les couches de la société et d’en parler. Plus la parole sur l’obésité se développera dans le grand public, plus les femmes et les hommes concernés oseront voir et dire où ils en sont sans se sentir accusés et stigmatisés.
Comment éviter le cercle vicieux anorexie/boulimie ?
La question de l’anorexie et du cercle anorexie/boulimie relève d’un travail spécifique, différent de la clinique de l’obésité et que je ne peux pas détailler ici.
Comment avoir un rapport apaisé avec son corps et les aliments ?
Nous devons accepter que nous avons un corps et que nous devrons nous en occuper jusqu’à notre mort, la plus lointaine possible Un corps doit être nourri. Nous pouvons nous passer de beaucoup de choses mais pas de nourriture. Manger est un acte indispensable à la vie d’un corps. Il s’agit de retrouver avec la nourriture une relation de nécessité et de plaisir et non plus de dépendance. Manger demande du temps, un peu de temps, et pas les 5 mn pour engloutir un plat comme le font les personnes obèses qui disent pour la plupart manger très vite. Manger n’est pas une perte de temps, dormir non plus. On sait désormais que le manque de sommeil favorise l’obésité. Ces actes-là font partie de la vie. Ils sont nobles et respectables.
Nous avons souvent tendance à voir notre corps comme une machine qui doit toujours être performante, valide, et dont une pièce peut être réparée ou changée si elle est défaillante. Or la façon dont notre corps évolue est inséparable de notre histoire. Reconnaître la singularité de notre corps, c’est aussi reconnaître qui nous sommes et en répondre face à une société dont les impératifs marchands ne cessent de lisser et uniformiser les individus.
La question se pose pour toute différence qui devient un handicap parce que la société ne lui offre pas d’espace. Est-ce que le fait d’être aveugle par exemple est un défaut ou une qualité particulière de perception ?
On ne change pas de corps comme on change de voiture ou d’appartement. Nous l’avons pour toujours et il exige de nous du temps et de l’attention pour le mettre en mouvement, en sentir les contours, lui donner une place que nous réinventons tout au long de notre vie. Nourrir notre corps est une façon de l’aimer.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire votre livre ?
Les consultations pour les patientes et patients obèses ont été pour moi une expérience inattendue et une rencontre avec un monde que j’ai découvert. Je l’ai d’emblée abordé dans un esprit de recherche : quelle réflexion élaborer pour ouvrir une voie à chaque patient, à chaque patiente ? quelles clés imaginer dont ils et elles puissent s’emparer pour s’émanciper de leurs dépendances ? comment trouver les mots qui provoquent une prise de conscience et qui ne les condamnent pas ? comment les appeler à sortir de leur enfermement sans les juger et dans un total respect ? Pour répondre à toutes ces questions je prenais des milliers de notes pendant les consultations. Ces notes au fil des 3 000 patientes et patients sont devenues si denses que le livre y était presque en germe. Il m’a semblé inévitable de prendre la parole et de dire cette expérience. J’en éprouvais une responsabilité. Ces gens venaient, parlaient, j’étais témoin de leur souffrance et de leur désir interdit. Une confiance réciproque autorisait à pousser le travail le plus possible. J’ai eu envie de témoigner sans gravité, avec la légèreté et l’intensité de la parole poétique, avec l’humour qui faisait toujours irruption dans les consultations. Comme un contrat tacite passé avec les patientes et les patients et que je venais honorer.