UN RÉDEMPTEUR À L’ENVERS

Une lecture de La Folie du Jour, Cahiers Maurice Blanchot N°5, 2017.

En décidant d’écrire sur La Folie du Jour, je voulais aiguiller le texte dans une direction, le prendre à part, l’apprivoiser peut-être. Ce texte fascine, c’est une énigme. Avais-je l’intention de lui faire rendre gorge ? Très vite mon projet a été dérouté, par le texte lui- même. J’en ai repris la lecture, esquissée quelques années plutôt dans le contexte d’une thèsei. Je l’ai lu pas à pas et il s’est ouvert à des propositions que je n’avais pas envisagées. Comment lire La Folie du Jour ? Vouloir l’expliquer est présomptueux, le paraphraser est un risque constant et pour l’éviter j’ai choisi de donner forme aux pensées, libres, que le texte appelait. Exercice conduit sans présager d’aucune réussite. Disons que l’exercice en soi fut le but.

Marchant un soir d’été dans le Jardin des Tuileries, je vis mon ombre démesurément s’allonger sur la poussière blanche. Je reconnus L’Homme qui marche et je pensai : Giacometti a sculpté L’Homme qui marche à partir de son ombre. Gardant la démesure, il a créé un condensé de détermination et de force qui avance dans une solitude émancipée. L’Homme qui marche voit et fait face à ce qu’on affronte avec un certain respect, les genoux légèrement intimidés, mais le menton et le regard fermes, presque insolents. L’espace arrière est sensible, rendu tangible par l’oblique du corps qui avance. Le narrateur de La Folie du Jour est devenu L’Homme qui marche.

Au début il y a pour lui un équilibre entre ignorance et savoir, entre acceptation de la vie et acceptation de la mort. Vivre et mourir s’épaulent dans un égal plaisir, au moins dans l’énonciation de ce plaisir. Tout est stable, il y a un toit, il n’y a pas de lèpre, les yeux sont ouverts et le monde est à portée de regard, le jour se superpose au monde. C’est le jour de celui qui voit le jour, venant au monde, venue sans cesse réactualisée. Venue ininterrompue au jour de ce qui s’élabore dans l’ombre et dans l’attente. Le jour, comme être, s’effaçant, je s’effacera avec lui corps et traces, happé hors de vue et de vie. Ce n’est pas que je s’effacera sans laisser de traces. Laisser n’a pas lieu, pas même en négation. C’est de l’ordre du transport et de la disparition sans appel.

Nous n’en sommes pas là, le jour ne s’est pas définitivement effacé et je est toujours dans un mouvement continu de venue au monde, disparaissant resurgissant disparaissant, tout à fait comme l’être ou la chose vus par Giacometti : « Sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle (...) c’est-à-dire qu’il se trouve bel et bien toujours entre l’être et le non-être.ii. » Le narrateur a l’air de se refaire à chaque instant où Blanchot le désigne. Cet homme a aimé, il a souffert. La douleur est là et ça hurle en dedans, mais ses cris jamais n’ont souillé le jour. La brûlure fut si vive qu’elle n’a trouvé pour se dire qu’une calme indifférence et ceux qui le croisent ne voient rien du « noyau de violence » que Giacometti perçoit même dans la tête la plus insignifiante, la moins violente : « Si je commence à vouloir dessiner cette tête, à la peindre ou plutôt à la sculpter, tout cela se transforme en une forme tendue, et, toujours me semble-t-il, d’une violence extrêmement contenue, comme si la forme même du personnage dépassait toujours ce que le personnage est. Mais il est cela aussi : il est surtout une espèce de noyau de violenceiii. »

Le monde frappe tout près, au plus près du corps, l’homme est mis en joue, mis au mur, mais les fusils ne partent pas. Rien n’a lieu, sauf désormais la mort en attente. Renversement. La roue part dans l’autre sens. Comment soutenir notre existence et nous appeler mutuellement à la vie ? Notre responsabilité, celle de chacun, est à la mesure des désastres qui ne cessent de se multiplier. Pourtant nous vivons, notre confiance est intacte, semble-t-il, nous mettons au monde de jeunes êtres et nous imaginons leur puissance future, le désastre ne nous arrête pas. Et nous pourrions reprendre à notre compte les premières lignes de La Folie du Jour (9) : Nous ne sommes ni savants, ni ignorants. Nous avons connu des joies. C’est trop peu dire : nous vivons et cette vie nous fait le plaisir le plus grand. Alors, la mort ? etc.. Et à dire vrai, le malheur n’a jamais été à la taille de l’allégresse. Il faut le reconnaître et lâcher le capital de la douleur, ce capital qui fructifie par le récit et se transmet de proche en proche, de génération en génération au point qu’on finit par en ignorer la source. Renoncer à détenir la matière si prisée du malheur. Nous y perdons beaucoup, effectivement : « je vis que même aux pires jours, quand je me croyais parfaitement et entièrement malheureux, j’étais cependant, et presque tout le temps, extrêmement heureux. Cela me donna à réfléchir. Cette découverte n’était pas agréable. Il me semblait que je perdais beaucoup. » (12) Souffrir rassure, mais pourquoi ? Parce que nous prenons ainsi notre part de la souffrance inaugurale et notre part du sacré ? Parce que la souffrance est aussi un lieu d’élection ? Une distinction parmi les hommes comme fut distingué le crucifié ? Il est surprenant de constater à quel point la souffrance fait lien, comme elle devient une sorte d’objet ou de point de ralliement, comme elle devient l’enjeu d’une surenchère d’expériences, le degré de gravité signant l’exceptionnalité de la place occupée. Le sentiment du malheur et la plainte participent de la stabilité, et le monde n’est pas en cause, mais l’individu lui- même tricotant son existence.

La perception du narrateur qui n’a pas de nom, qui est je je c’est tout et c’est TOUT et je sait tout – bascule et ce qu’il vit prend la dimension d’une étrange initiation, voire de l’élection à une théophanie. Privé de mouvement, de respiration et de nourriture, je est mis en terre et l’épreuve imposée par les médecins est celle du buisson ardent d’où il ressort dans une totale insensibilité, laissant tout un chacun prélever sur son corps des livres de chair et se partager ainsi ce qui appelle le corps d’un christ que pour le moment, nous dirons inversé, un christ engagé à rebours d’un chemin de croix. Le squelette qui n’est pas – pas encore ? – sur la croix, va et vient librement, inconvenant et insultant, dans la chambre du narrateur. Ne souffrant plus dans son corps et ne souffrant qu’en autrui, ce christ-là aurait reconnu l’impossible réalisation de l’injonction première « Aime ton prochain comme toi-même » ou il en aurait mesuré les dévastateurs effets : l’insensibilité pour soi-même se révélant la moins pire des propositions quand se mesure à chaque instant la solide haine que chacun se porte. Et la plus grande bonté envers les hommes consiste alors, inédite miséricorde, à « les sacrifier délibérément » (14). La question qui ouvre ce passage de La Folie du Jour prend sens : « Suis-je égoïste?» (14). La question est ouverte. Hors jugement et hors main mise de la culpabilité. La question est directe : « Suis-je égoïste ? » C’est à voir. Le narrateur ne souffre qu’en autrui, ce qui ne signifie pas qu’il ait souffert pour les péchés d’autrui, prenant en lui et dans son corps l’immensité des péchés du monde. Cela sonnerait presque comme une accusation : c’est à cause de vous. Tout ça aurait pu se passer autrement si vous n’aviez pas péché comme vous l’avez fait. Là une autre possibilité se dessine : sacrifier ceux qui souffrent et les délivrer de leurs gênes et de leurs maux – délivre-nous du mal, la prière est exaucée. Radicalement. Les fusils peuvent bien rater leurs coups, le rédempteur peut bien se relever de la boue et du buisson de ronces, le sacrifice ne le concerne plus, il s’agit de soulager autrui de ses peines et y compris de sa vie. Clémence inouïe qui revient à comprendre l’intolérable et irrésistible répétition dans laquelle se maintiennent les hommes et à trancher, à leur place et pour leur bien, ce ficelage auquel désespérément ils s’accrochent. Un christ donc venu non pour redoubler le ficelage à son père et toute la culpabilité qui va avec, mais au contraire pour nous en libérer. Un christ inversé ou « rédempteur à l’envers » dans la belle proposition de Lucien Israëliv. Est-il égoïste celui qui entend l’impensable demande de ses semblables et y répond ? « je ne souffre qu’en eux, de telle sorte que leur moindre gêne me devient un mal infini et que toutefois, s’il le faut, je les sacrifie délibérément, je leur ôte tout sentiment heureux (il m’arrive de les tuer). » (14).

Ce christ pasolinien, qu’accompagne le silence, sort de la boue, présence irréfutable que femmes et enfants ne peuvent ignorer. Les hommes n’approchent pas – pas encore. Avant la terre et la tombe, il dit avoir été dans un temps en attente, « une profondeur dormante» (15), une attente sous la dépendance patiente de ce qui adviendra, échappant à toute attente, il n’y a pas eu de commencement, c’était déjà là, dans la durée, placenta inattendu. Les femmes et les enfants entendent la promesse et viennent avant l’heure y réchauffer le sentiment d’exister, les femmes y puisent au contact des mains le simple flux de la vie, elles puisent et elles donnent. Les enfants n’ont pas besoin de toucher, être dans la proximité leur suffit. Ils reçoivent sans y prêter attention. Quelque chose se contamine entre leur innocence et l’indifférence apparente de l’être en attente. Sans doute savent-ils qu’il ne faut pas faire trop de bruit. Ils pressentent les formes futures qui leur permettront, à eux aussi, de durer et, qui sait, pour l’un ou l’autre l’octroi d’un territoire inédit, d’une pensée et d’une parole aventurées à la face du monde, ou d’un geste appelant sur lui les foules et les regards.

D’un côté femmes et enfants reçoivent, de l’autre « une profondeur dormante » qui n’accouchera d’aucune épiphanie : « Le vide m’a bien déçu. » (15). Le vide ne suffit pas ? ne révèle rien ? Sans doute que non. Il faut retourner au contact de la masse, au corps à corps, au contact du corps excédé de lui-même qui vous bouscule dans l’escalier du métro – la mésaventure arrive à Sorge aux premières pages du Très-Haut v – ou qui vous plante un couteau dans la main pour ensuite, dévoré par l’angoisse, vous poursuivre demandant le pardon.

Ils savent tous que l’angoisse est intenable, ou plutôt l’insaisissable objet, évanoui sitôt qu’approché, de l’angoisse et tous coopèrent à la faute, à la plainte et au sacrifice, pour fournir des objets à l’angoisse qui en manque cruellement. Singulier écho dans La Folie du Jour de l’agression qui inaugure Le Très-Haut : Le commissaire autant que l’agresseur attendent que Sorge accuse et porte plainte, il faut de la faute et de la culpabilité pour apaiser les débordements paniques de l’angoisse. Voilà pourquoi ils demandent des faits et se disputent sur les faits, au moins ça c’est tangible. Et il y a toujours un homme suffisamment exaspéré pour crucifier une main et bramer pour la confession et le pardon, réclamant avec fougue une union par l’entremise du péché. Quelle jouissance ! On peut miser gros pour s’unir au rédempteur : « il me poussait sa femme dans les bras ; il me suivait dans la rue en criant : « Je suis damné, je suis le jouet d’un délire immoral, confession, confession. » Un étrange fou. Pendant ce temps, le sang dégouttait sur mon unique costume. » (16).

Une ombre plane sur la lecture de La Folie du Jour : l’ombre de celui qui revient voir l’état de la création quinze siècles plus tard et incognito descend parmi les hommes. Pourtant on le reconnaît immédiatement au silence qu’il porte sur ses vêtements et une indifférence à soi caractéristique de celui qui traverse les villes, les foules, les chambres, les cercles de la misère sans rester accroché dans le filet des choses. C’est celui qui revient parmi les hommes dans un long poème que Jean Karamazov déroule pour son frère Aliochavi. Jean a rêvé le poème, il ne l’a pas écrit, il s’en souvient. Celui qui revient est « obscur dans autrui » (16) et lui aussi est attiré par la multitude, il fait au passage quelques guérisons miraculeuses, et lui aussi sait qu’il va trouver en face de lui la loi. Sa présence est un scandale et une tentation incomparable pour la loi de s’exercer. La loi répond effectivement à son appel muet, l’arrête et l’enferme. La peine est singulière : écouter la loi en la personne du Grand Inquisiteur se livrer à une analyse implacable de ce qui fut créé, du choix exorbitant offert aux hommes et de leur incapacité à soutenir ce choix. Le supplice infligé est d’écouter patiemment le plaidoyer de la loi pour elle-même, œuvre de salubrité publique qui soulage les hommes du poids de la liberté et de leur éternelle inquiétude : savoir devant qui s’incliner.

Le je de La Folie du Jour a lu peut-être le poème de Jean – il lit, il l’avouera un peu plus tard. C’est très excitant certes de tenter la loi mais si elle avait répondu ? Aurait-il, comme dans le poème, au terme d’une éprouvante nuit, baisé doucement ses lèvres ? Oui, le narrateur a lu beaucoup de livres. Il en fait l’aveu et garde dans les yeux le souffre des paroles lues. Il porte en lui le livre et la page et la marge et disparaissant il dénouera par défaut les pensées articulées et leur conjugaison par lui entretenue au présent. Il n’en est pas là. Il est toujours dans la boucle de la vie, ramené aux contours de son corps, enfermé dans la ville. Et dans ce cas-là il fait froid. Toujours. Les vrais errants, ceux qui ajoutent 2000 ans à leur âge déclaré, savent d’instinct où se réchauffer. Ils trouvent un filon, copinent avec un petit employé et descendent dégourdir leurs membres gelés dans le ventre surchauffé des bibliothèques. Ça travaille et ça chauffe, plus mollement sans doute que dans la terre et les ronces en sont absentes. Mais l’expérience n’est pas sans analogie, le souffre s’y extrait tout autant. De partout ça parle. Qui peut s’emparer de la parole du buisson ardent ? Qui est apte ou élu pour en recevoir l’épreuve dans son corps ? Qui peut s’emparer des pensées couchées sur la page ? Qui est déclaré qualifié pour les pénétrer ? Le « sombre esprit de la lecture » (18) pèse de tout son poids et de sa menace sur ces millénaires d’écriture. Peut-être y a-t-il des galeries secrètement creusées qui courent du fossé de boue aux bas-fonds des bibliothèques ? Et l’esprit peu amène ne tolère aucun intrus, le démasque très vite, son jugement acéré le réduit bientôt aux mensurations d’un insecte :

Toi aussi tu as lu ?
Qui es-tu pour soutenir ainsi ton acte ?
Qui es-tu pour poser tes pattes sur de tels volumes ?
« Je dois l’avouer, j’ai lu beaucoup de livres. » (17), résonne comme la parole de l’âne dans la fable : « Je tondis de ce pré la largeur de ma langue. Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler netvii. »
Le noir sérieux supporte très mal les joyeuses galopades dans le silence du livre. Il y a là quelque obscénité et les titulaires du sens et de la langue n’ont aucun doute sur leur pouvoir d’écrasement. On pense à Gregor Samsa se réveillant insecte dans La Métamorphose de Kafka et il est permis d’imaginer que je, derrière ses mandibules, se protège à son insu, du mépris et de l’ignorance de ceux qui se définissent par ce qu’ils savent – savoir finalement toujours exigu quelle que soit son étendue.
« Qui étais-je ? » La question peut être posée. Y répondre est dangereux. Répondre est une menace au conditionnel : « Répondre à cette question m’aurait jeté dans de grands troubles » (18), comme était dangereuse l’hypothétique réponse de la loi aux avances du narrateur : « (Je voulais, un instant la prendre à part.) Imprudent appel, qu’aurais-je fait si elle avait répondu ? » (16).

Je regarde L’Homme qui marche, une lithographie, son corps segmenté, la paire de pattes articulées, le bulbe minuscule de la tête, la protubérance des yeux, il est debout et en marche, rapide, la rapidité est sensible, il se hâte vers.

Après la mise en joue
Après la mise en terre
Après la crucifixion de la main
Après les cercles de la misère
La vision : Epreuve cinquième.
Un fugitif ballet d’entrée sortie devant une porte cochère à l’angle d’une rue. Femme avec voiture d’enfant manœuvrant pour entrer, homme entrant resortant laissant passage, femme et voiture passant la porte, seuil franchi pour entrer reculer, avant arrière, rapide ballet, incommode, juste aperçu. Un homme a laissé passage, s’est écarté, la femme est entrée, a disparu. Rapidité du don d’un être envers un autre, simplicité sans faille.
Fausse entrée de l’homme. On reprend. Pas de deux avant/arrière entre l ‘homme et la femme. On a buté sur quelque chose. Un accident, « un événement vrai », le jour se dénoue, quelque chose a eu lieu, le jour se détend.
Dans le pas de l’homme sur le seuil, franchissant, rebroussant, un hoquet se produit, et libère le temps étranglé. Le pas de l’homme hoquetant sur le seuil fait gicler quelque chose. Aucune intention dans l’œil du narrateur, c’est une fugace chorégraphie perçue de loin et en oblique. Et il y a soudain de l’être, ça passe de l’homme à la femme avec retour vers l’homme dans le regard de la femme. Une trouée dans l’existence et dans le temps, moment de grâce, le jour s’y faufile. L’être est contagieux pour celui, passant à proximité, qui en saisit l’effraction.
Imaginons : une femme entrant par un porche avec un landau et un homme, plus rapide, la doublant. Pas d’anicroche. Ligne continue des déplacements. Aucun événement à signaler. Là, une très jeune vie dans la voiture d’enfant, ne passe pas aisément le porche, il faut manœuvrer (est-ce une tête ? est-ce un siège ?). L’homme fait recule et laisse toute la place à la très jeune vie guidée par sa mère. Et là, il y a événement. La ligne brusquement se brise, vient heurter la ligne des abscisses avant de reprendre sa trajectoire. A cette heure-là, en ce point-ci, il se sera passé une chose dont la marque sera gardée et que chacun à son gré pourra consulter : un don d’humanité venant d’un homme vers un tout jeune enfant.
Ce qui se passe ensuite : le narrateur s’appuie au mur extérieur de la cour, « le mur du dehors » (20), écrit Blanchot. Le dehors est maintenant, après l’événement, une surface à laquelle s’appuyer. De quel dehors est-il question ? Est-ce le simple dehors de la cour où s’est engouffrée la femme avec voiture d’enfant ? Est-ce le dehors d’une subjectivité, celle du narrateur qui se voit ici débordée par l’événement ? Est-ce le dehors d’un savoir, sur les limites de cette subjectivité, par exemple ? Le narrateur assiste maintenant à la manifestation de ces limites qu’il découvre du dehors. Il se distend dans une sorte de nudité, exposé au froid qui devient sa mesure, statue vivante, désir déployé raccordant le ciel au macadam, L’Homme qui marche ...
« Tout cela était réel, notez-le. » (20). Nous sommes passés de la réalité au réel. Nous avons toujours la sécurité des berges (une scène de rue, une porte cochère, un narrateur curieux) mais sans quitter ces berges nous sommes emportés loin d’elles et c’est l’écriture même qui retire la limite, et il faudrait là se remettre à l’infinitif de Blanchot écrivant : « Ecrire (...) arrache, par la dispersion plurielle de sa pratique, tout horizon comme toute assiseviii. » Une limite est transgressée, manifestée dans la personne, dans la perception du narrateur, limite « interdite de par la transgression ou infranchissable si ou dès que déjà franchie et aussitôt et en même temps détournée de tout franchissement (de toute franchise)ix ». Ce qui arrive à la limite (ce qui lui arrive à elle, à la limite) est l’embrasement de l’écriture et l’écriture est ce qui arrive au narrateur, ce qui arrive à je, enfouissement, terre brûlante, ronces, blessure, métamorphose, ça ne cesse d’écrire et de ne pouvoir s’écrire. Il va falloir autre chose, on ne peut s’arrêter à « la pierre du ciel » (20), il va falloir autre chose, car pour le moment le narrateur a encore tous ses sens.

L’intervalle de densité glacée où les fibres du corps s’entendent pour s’étirer à l’infini, où l’âme s’agrandit, est un temps d’absence – un ravissement – une conscience suraigüe du monde, annulant le monde, le remettant en scène, équipé du moindre détail. Il y a chez certains êtres une telle porosité qu’ils absorbent dans leur solitude, leur silence, la totalité du monde et la rendent au temps sans avoir en rien violé cette totalité. Ils ont en eux la place en creux du monde, qui s’y dépose. La durée alors n’appartient plus au temps de l’existant, elle est en contrepoint du temps, ne l’affecte en rien, une simple courbure du temps dont personne au dehors – ou plutôt au dedans – ne s’aperçoit. Le monde s’y régénère. Pourrons-nous un jour soutenir qu’une multitude d’êtres suffisamment poreux, à tel ou tel moment d’errance ou de désœuvrement, accueillent en eux le monde, l’y laissent infuser au calme et, sans heurt, le laissent les quitter ? Peut- être l’équilibre du monde tient-il à ces espaces vacants offerts.

Sixième épreuve : l’entaille faite aux yeux.
A celui qui happe le monde dans son silence, un don est offert, cruel, violent. Voilà l’autre épreuve : C’est une main anonyme qui s’en charge, quelqu’un de passage, version déclinée de l’homme au couteau. Un inconnu entre dans le champ, écrase du verre sur les yeux du narrateur. « Ce coup m’ébranla, je le reconnais. » (21). Pourtant les deux actions ne sont pas équivalentes : le couteau planté dans la main cherchait à désigner un Très-Haut dans cet homme sans ennemi, la déchirure des yeux est une initiation. Le narrateur est brutalement exposé à la lumière crue et sans ombre des passions de l’humaine engeance. Il doit soutenir en dehors de tout abri moral un réel que nous nous appliquons à fuir et momentanément il perd la vue d’un trop de voir: «J’eus l’impression de rentrer dans le mur, de divaguer dans un buisson de silex. » (21). Les ronces de la deuxième station sont devenues silex. Faire face à « ce jour hors duquel il n’est rien » (10), c’est ce avec quoi se débrouille l’artiste. Giacometti avance qu’après Cézanne on ne peut plus ne pas voir : « C’est à cause de lui qu’aujourd’hui toute la vision de la réalité est remise en question. En fait, il a ouvert un gouffre devant lequel chacun cherche à se sauver comme il peutx. »
L’expérience du gouffre serait de rencontrer ce sans quoi il n’est ensuite plus envisageable d’écrire, ni de peindre, ni de jouer. Impossibilité pour l’artiste d’en finir avec ce qui se manifeste, avec cela qui requiert son existence, son regard, sa parole, son geste, et si « la fin commence » (20), c’est la fin de ce qu’on croyait voir. Voir désormais tue quelque chose de ce qui se voyait avant. Le don du passage entre l’homme et la femme devant la porte cochère manifeste l’aboutissement d’une construction, un amour patient qui se livre là dans une simplicité désarmante, sans commentaire des acteurs et sans suite – après l’événement la cour est noire et vide. L’amour, élaboration lente d’un espace en soi ouvert à autrui, hors appropriation même quand autrui la réclame.

A la vision du don succède la brûlure du regard : l’amour comme passion déborde infiniment le mot qui la désigne et la haine est première. Blessure aussi insupportable que désirée. La création en pleine lumière dans la crudité des passions.
Bien sûr il y a un médecin dans les parages pour panser notre christ inversé en même temps qu’il le crucifie un peu plus : « Le verre ôté, on glissa sous les paupières une pellicule et sur les paupières des murailles d’ouate. Je ne devais pas parler, car la parole tirait sur les clous du pansement. » (22). Le christ ne dit rien, le Christ n’a rien dit. Est-ce un homme qui est crucifié ? Est-ce sa parole ? Jésus avait-il une issue face au pouvoir politique romain ? Que se serait-il passé s’il avait fui, s’il s’était lui-même donné la mort ? Aurait-il été oublié comme un vulgaire fauteur de troubles supprimé par le colonisateur ? Voulait-il et devait-il passer par la crucifixion pour inscrire sa parole ? A- t-il fait en sorte que le pouvoir ne puisse agir autrement qu’en le condamnant ? A-t-il finalement soumis la loi romaine à son dessein sacrificiel et à son destin ?

Les clous ont fixé une parole, stylets singuliers qui gravent ce dont on devra se souvenir. Jésus ne peut sans sacrilège supprimer une vie créée par le Père, il choisit le supplice et le corps supplicié incarne à jamais sa parole devenue La Parole, indiquant au passage le prix à payer.

Voir n’est pas gratuit, le coût est élevé. Il avoisine la mort lorsqu’il s’agit de faire face aux « sept clartés capitales » (22), sans jugement, sans culpabilité, « avec l’objectivité d’un savant », aurait dit Pasolinixi. Le verre brisé ne provoque pas une théophanie ou une mariophanie, la lumière qui aveugle le narrateur est celle de sept jours soudain intimes avec les sept péchés capitaux, non cachés, non tenus au secret. C’est là et c’est ça, c’est la vie, c’est peut-être la mort. « Parfois je me disais : « C’est la mort : malgré tout, cela en vaut la peine, c’est impressionnant. » (22). Les passions lui demandent des comptes : où en es-tu de l’amour, de la haine, de l’ignorance ? Passions capitales dont découlent toutes les autres. Pensais-tu continuer à nous ignorer élégamment ? Tu as devant toi la création à cru et tu ne pourras porter plainte nulle part, nulle juridiction ne recevra la plainte d’un homme contre la création. Tu es là pour le savoir et l’endurer. Accroche-toi si besoin à l’idée d’un purgatoire ici-bas, l’enfer comme idée est une consolation – ça pourrait être pire – quant au paradis, il est rugueux et ne concerne que ceux qui n’ont plus besoin de s’inventer des objets de culpabilité pour apaiser leur angoisse, ce n’est pas une partie de plaisir, la durée n’en est pas garantie, le paradis est intermittent. Le pire : y ayant goûté, tu n’en démordras plus, la vie est virale, c’est une grâce qui t’a frappé et c’est une peste.

Il y a certes matière à folie et la folie déclarée n’est que l’incapacité de certains êtres à endurer ce que tous les autres trouvent normal, ce à quoi ils se sont accoutumés ou dont ils se détournent habilement.
Mourir bien sûr est une solution, si l’imagination est tarie. Mais le groupe y perd gros, en pouvoir et en jouissance. Suicide interdit. Les dirigeants veillent au grain et les plus audacieux prennent des mesures, ceux du groupe taïwanais Foxconn Technology sont en pointe sur la question : chaque employé s'engage par écrit à ne pas attenter à ses jours, des filets sont tendus autour des bâtiments pour dissuader les sauts dans le videxii.

Le Journal ne précise pas si des mesures de rétorsion sur les cadavres sont prévues dans les contrats. La folie ici est avérée ET réglementaire, ce n’est pas la folie du jour, les dirigeants de Foxcom Technology n’ont pas – pas encore – le pouvoir de ressusciter un mort qui a fraudé pour porter plainte contre lui. Dans l’établissement où le narrateur est soigné – est-ce un hôpital ? un laboratoire ? – un médecin, qui s’intéresse au sang, fait des expériences sur de dociles cobayes qui viennent s’endormir sur de petits lits après avoir absorbé une drogue. On ne sait jamais exactement ce que bricolent les médecins quand ils deviennent des experts et un des cobayes, à tort ou à raison, devance l’issue en avalant un poison avec le produit officiel. C’était compter sans le pouvoir du médecin : « Il le ressuscita et « porta plainte » contre ce sommeil frauduleux. » (24).

Le je qui n’est toujours pas nommé et excède les contours d’un seul homme, personnage désigné, protagoniste, que nous disons narrateur par facilité, le je se fait de plus en plus vaste, se fait paradigme. Dans chaque lieu où je passe et séjourne, il est affecté aux échanges : il cherchait et portait les livres dans les bas-fonds de la bibliothèque, il répond au téléphone dans l’établissement de soins où on panse ses yeux. Il voit mal, mais peut entendre et répondre. Il n’est pas enfermé et sort à sa guise. Après l’épreuve des yeux coupés, il n’est plus besoin de la main d’un inconnu pour la station suivante : des lettres sur un mur, assez grandes, lui parlent : « Toi aussi, tu le veux ». On ne s’embarrasse plus d’une question – Che vuoi ? énoncée par Lacan – on affirme tout simplement : Tu le veux. Toi aussi tu veux goûter cette vérité effrayante, belle, cette vérité est folie et c’est folie d’y goûter. Toi aussi tu acceptes l’inacceptable parce que tu le connais. Cette jouissance tu la veux, tu la veux tienne, Besitz disait Freud. Toi aussi tu veux du sens et tu le tricotes, une maille à l’endroit, une maille à l’envers.

Epreuve septième.

Par chance le vouloir se fatigue avec le corps. Ne plus vouloir, autre épreuve, lente, et sans gloire. Le statut de victime n’est plus disponible. Il n’y a qu’à traverser les foules, les métros, les rues, les places et recueillir sur soi la fatigue d’autrui. A ne plus vouloir, on dépouille autrui, on dépouille la ville, ses rues, ses places de ce qu’on avait si richement investi en lui, en elles. La ville se ternit et autrui se délabre et autrui se voit pauvre dans les plis élimés de notre propre manteau.

Etrange : ceux que seul soutient le pouvoir sur l’autre, prêtent encore à celui qui est déjà dépouillé de tout, comme si ce dépouillement consenti recelait quelque force obscure ou un trésor dont il fallait s’emparer. A celui qui n’offre plus de prise, ils demandent ce qu’il cache et tout est bon à prendre : « Ils se jetaient sur mes rognures de pensée : ceci est à nous. » (28). Ils, ce sont les médecins, aimables, compétents même. « L’ennui, c’est que leur autorité grandissait d’heure en heure. » (28). Ils font eux aussi cette expérience : arracher à autrui ce qu’ils déposent en lui mais à la différence de je, ils n’en ont aucune conscience, n’en veulent rien savoir et l’ignorance les habille bien. Quelle issue, entre leurs mains ? Se détacher de ce moi auquel cela arrive. Au risque de les vexer, les frustrer, déclencher leur colère. « Eh bien, où êtes-vous ? Où vous cachez-vous ? Se cacher est interdit, c’est une faute, etc. .» (29). Huitième épreuve.

La loi n’est pas armée pour traiter avec celui dont le moi se retire. Et elle ne sait pas passer outre. Elle ne recule devant aucun travestissement, jusqu’au plus servile pour au moins garder un lien avec cet étrange individu, ce spécimen douloureusement extirpé de la servitude volontaire. La loi le veut cet homme qui ne confond pas la liberté avec le bonheur, elle le veut dans ses jupes et s’enorgueillir de cette liaison-là — même lui, figurez-vous !

Devant telle déraison, on peut accepter tous les jeux, y compris de se faire enfermer. « Momentanément, me disait-on. Bien, momentanément. » (31). On peut accepter de porter sur son dos aux heures de récréation un tas d’hommes mûrs à qui quelques minutes sur le dos d’un autre, suffisent pour s’imaginer affranchis. Mais la loi s’ennuie avec le fou qui n’a plus de propriétés à défendre, elle s’ennuie avec celui qui ne se heurte plus à sa propre existence, avec celui qui n’est ni soumis ni rebelle. Elle ne le lâche pas.

Neuvième épreuve. Etrange couple du fou et de la loi qui se superpose à celui de Sorge et de Jeanne aux dernières pages du Très-Haut : « Je sais que tu es l’Unique, le Suprême. Qui pourrait rester debout devant toixiii ? »
Blanchot précise que la loi, ici, n’est pas « la loi que l’on connaît, qui est rigoureuse et peu agréable : celle-ci était autre. » (29). La loi est joueuse et ne se confond pas avec l’institution qui en porte le nom. Elle est à fleur de peau, séductrice, perverse, paranoïaque : « Quand elle me mettait au-dessus des autorités, cela voulait dire : vous n’êtes autorisé à rien. Si elle s’humiliait : vous ne me respectez pas. » (30). Elle propose des jeux, des tests, elle se fait moqueuse : la gloire tant vantée est peut-être entre le haut de la fenêtre et le plafond, quelques centimètres de mur sous plafond. Elle joue et c’est très sérieux, dangereux même : si vous ne voyez pas que votre place est là, c’est votre faute, vous ne forcez pas assez le regard. Regardez au-delà de la blessure, au-delà de la brûlure !

Epuisante épreuve. Epreuve dixième.
D’où la question : « Qui vous a jeté du verre à la face ? » (35). Question qui n’attend pas de réponse – « car depuis longtemps tout était découvert » (35) – et qui est posée à seule fin de briser le silence du sujet. Le silence met en échec la perversion qui cherche avec avidité quelque chose à se mettre sous la dent, tout comme le silence du rédempteur trouble et impatiente le Grand Inquisiteur. Le narrateur ne consent pas à déserter la place du sujet, il se différencie de Sorge qui se laissait dériver sous le regard et les injonctions de Jeanne. Le narrateur a déjà délaissé la place devant qui tous se cachent, il s’est lassé « d’être la pierre qui lapide les hommes seuls » (16), il a eu son compte de cette jouissance-là. Avant-dernière épreuve. Il est passé à autre chose. Sorge disait : « Je suis pendu à un clou, et ce clou est la vérité (...) Je me balance dans l’espoir d’arracher le clou, c’est toutxiv. » Aux dernières lignes du Très-Haut, un coup de feu est tiré par Jeanne – là le coup est bien parti – Sorge est projeté contre la cloison, expulsé.

La Folie du Jour paraît dans La Revue Empédocle en 1949, suivant d’un an la publication du Très-Haut. L’hypothèse de La Folie du Jour comme suite du Très-Haut prend corps : Sorge expulsé de l’Unique par le coup de feu crie : « — Maintenant, c’est maintenant que je parlexv. » Sorge se déplace dans je qui énonce : « Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies » (9) etc. .

Un homme a connu la castration et il voit, quand la majorité, aveugle, continue à piétiner dans l’illusion du bonheur. La castration acceptée fait de la reconnaissance du non pouvoir, un pouvoir. La vue mutilée permet d’entendre que « les mots parlaient seuls. » (36). Ce pouvoir-là subjugue ceux qui s’attachent au pouvoir à prendre sur l’autre. Et ils n’entendent rien du jeu des signifiants. Ils croient maîtriser le sens alors que le silence les emplit et que les signifiants parlent d’eux-mêmes. Ils détournent par une succession infinie de demandes toujours masquées – donnez-nous des faits, « Racontez-nous comment les choses se sont passées, « au juste ». (36), un récit, surtout un récit – ils détournent l’émergence d’une vérité : Non tu n’as pas, tu n’auras jamais « un contrôle et une domination extrêmesxvi » de ton œuvre. Non tu n’as pas, tu n’auras jamais une domination absolue des mots.

Epreuve dernière.
Un rédempteur allant vers

i. Claudine Hunault, Le réel sans lieu, thèse soutenue à Paris VII Denis Diderot, juin 2010, dir. Christophe Bident. Diffusion ANRT, 2014.
ii. Alberto Giacometti, Ecrits, Hermann, Paris 1990, nouveau tirage 1992, p 273, 274.
iii. Idem, p. 245.
iv. Lucien Israël, Pulsions de mort, Arcanes érès, 2007, p. 110.
v. Maurice Blanchot, Le Très-Haut, Gallimard, 1948, coll. « L’Imaginaire », 1988.
vi. Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Gallimard, 1952, folio classique, 2016, p 345.
vii. Jean De La Fontaine, Les Animaux malades de la peste.
viii. Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 80.
ix. Ibid.
x. Alberto Giacometti, JE NE SAIS CE QUE JE VOIS QU’EN TRAVAILLANT, L’Echoppe, octobre 1993, p. 13, 14. xi. Pier Paolo Pasolini, Porcherie, Actes Sud, 1989, coll. Babel, 1995, p. 365.
xii. Le Point International, publié le 27/05/2010 à 12:33 | Le Point.fr
xiii. Maurice Blanchot, Le Très-Haut, opus cité, p. 221.
xiv. Idem, p. 141.
xv. Idem, p. 243.
xvi. Maurice Blanchot, Faux Pas, Gallimard, 1943, p. 212.